L'AUTOROUTE INVISIBLE (partie 7)

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La situation devint explosive quand un groupe d'activistes (peut-être ceux-là mêmes qui avaient tenté d'incendier la station) profita d'une nuit sans lune pour renverser ou dérober sur une bande de cinq kilomètres toutes les balises posées par les équipes de Phil, ce qui occasionna de difficiles recherches pour rétablir le parcours exact de l'Autoroute, ainsi que la colère des ouvriers, mais Phil, de son côté, demeurait obstinément muet. C'est au moment où les manifestations venaient à se calmer, après trois semaines très intenses, que le gouvernement entra dans la partie. Le rapport du délégué du Ministère de la Culture avait porté l'Autoroute à l'attention des autorités nationales, et ce sont des délégués de plusieurs ministères (Culture, Recherche, Aménagement du Territoire, Écologie et Affaires Intérieures) qui vinrent frapper à la porte de la station de Phil un dimanche matin.

La question était de déterminer le statut de l'Autoroute, à différents niveaux : quelle place prendrait-elle dans la culture et l'économie nationales, quels problèmes poserait-elle pour l'environnement, que révélerait-elle sur les lois de la physique, et enfin, question essentielle, quelle était sa relation avec l'ensemble du territoire national ? Le délégué du Ministère de l'Intérieur se montra vivement concerné par la question de la frontière : fallait-il considérer l'Autoroute comme partie intégrante du territoire, ou comme une limite entre deux zones ? S'agissait-il d'un axe routier ou d'une frontière naturelle (voire surnaturelle) ? Si elle traversait plusieurs pays, devait-elle leur être rattachée, et dans quelle mesure ? Pouvait-elle être considérée comme une extension du territoire national dans les autres pays qu'elle traversait ? Ou pire encore : devait-on considérer l'Autoroute Invisible comme un pays à part entière ?

 À toutes ces questions, inutile de dire que Phil Alexanders n'avait pas de réponse. On voyait en lui l'unique expert sur la question de l'Autoroute Invisible, mais on oubliait que lui-même ne la voyait pas : il se contentait de la faire voir aux autres, en faisant de son mieux. Pressé de répondre par tous ces ministères, il inventa quelques bribes d'explications qui firent forte impression et restaurèrent en partie sa crédibilité ; à vrai dire, il n'en savait pas plus long que quiconque. Il refusa que ses déclarations fussent communiquées à la presse. L'Autoroute dérangeait le gouvernement surtout au niveau de la mer, puisqu'en s'y jetant elle posait la question de l'étendue de la souveraineté nationale : jusqu'à quelle profondeur pouvait-elle appartenir à l'État, et à quel endroit secret du fond de l'océan pouvait se tracer la limite entre les eaux nationales et les eaux des États voisins ? Qu'en était-il des eaux internationales ? L'Autoroute Invisible y devenait-elle aussi internationale ? Mais si on la considérait comme un pays en soi, fallait-il penser qu'elle violait la zone internationale en s'y établissant ? Autant de questions qui n'intéressaient Phil que de très loin, et auxquelles il ne voulut apporter aucune réponse.

Le chantier en mer du Nord avait été arrêté suite à la découverte des tourbillons, et était depuis resté au point mort. Dans les montagnes au Sud, le travail avait repris lentement, constamment freiné par les manifestations en tout genre qui venaient empiéter sur le chantier. Reclus dans son laboratoire en bord de mer, Phil cherchait sans conviction une solution aux problèmes du chantier Nord le jour où la nouvelle tomba : le chantier Sud était légalement fermé. Phil aurait préféré le mot « interrompu », mais le résultat était le même : après enquête, il s'était avéré que la grotte fabuleuse mise à jour par les baliseurs s'étendait en plusieurs kilomètres de galeries souterraines, et que toute explosion supplémentaire pourrait endommager ce trésor écologique et culturel inestimable. Impossible de continuer l'excavation : le marquage devait prendre fin.

Quand Phil voulut protester, on lui objecta que la grotte qu'il avait involontairement découverte était sans doute la meilleure chose qu'il pût apporter au monde, et qu'il ne devait pas trop regretter la perte de l'Autoroute. Sa véritable découverte, c'était la grotte, qui appartenait d'ores et déjà au patrimoine commun, serait prochainement le bien de tous, et non la chimère d'un seul homme. Là où l'Autoroute ne se dessinait qu'en négatif, la grotte était entièrement positive : les touristes viendraient la photographier, les spéléologues y approfondir leurs connaissances, les braves gens s'y recueillir et les enfants y manger des glaces. Phil devait bien voir où se trouvait l'intérêt commun, et fut contraint de signer l'arrêt des travaux du côté Sud.

Du côté Nord, en revanche, Phil décida qu'il avait encore une carte à jouer : après de longues heures passées à retourner en tous sens la situation dans son laboratoire, il sauta dans son scaphandre et, sans écouter les suppliques de ses derniers ouvriers qui ne voulaient pas le voir partir, s'embarqua vers le large. Si ses plongeurs timorés ne voulaient pas continuer le travail, il allait, lui, se rendre compte de la situation par lui-même, et il trouverait une solution.

Le soir tombait et on l'avertit que ce n'était pas une bonne idée de se rendre au chantier tout seul, mais Phil avait eu assez de bons conseils pour quelques années au moins. Son bateau vogua dans un calme de plomb sur les eaux qui s'assombrissaient lentement. Il regarda un moment les chaleureuses lumières du rivage s'éloigner derrière lui, puis se concentra sur sa navigation. La mer autour de lui était noire et accueillante, aussi malgré le léger doute qui ondulait au fond de sa poitrine, il était convaincu que l'océan l'aiderait à trouver une solution. Tandis que son bateau filait silencieusement sur l'onde endormie, il songea à tout ce qui l'avait empêché de finir son ouvrage sur l'Autoroute Invisible.

Tous ces pauvres militants de ceci ou de cela qui n'y comprenaient rien ! Personne ne voyait qu'il y allait de la sécurité, de la vie même de ceux qui se trouveraient un jour en travers de son chemin. L'Autoroute n'était pas une chimère : le jour où elle rencontrerait un nouvel obstacle, elle ne ferait pas de cadeau. Avaient-ils tous oublié les carcasses déchiquetées des moutons, ne se rappelaient-ils plus ce que l'Autoroute était capable de faire ?

Ils l'avaient accusé de l'avoir inventée, bien sûr. Il l'avait seulement découverte. Il avait essayé de la rendre, aussi scrupuleusement que possible, sans ajout ni omission, mais qu'avaient-ils fait ? Avec toutes les rumeurs, tous les scandales qu'ils avaient lancés, après toutes ces suppositions, ces exagérations, ces mystifications et ces canulars, n'étaient-ils pas devenus eux-mêmes les inventeurs de l'Autoroute ? N'en avaient-ils pas fait ce qu'ils voulaient ? Il avait simplement tenté de l'étudier, de la comprendre, de poser des repères ; ils l'avaient grossie, déformée, brouillée, ils l'avaient rendue illisible alors même qu'il s'efforçait de la leur révéler. Ne méritaient-ils pas, finalement, qu'il cessât de les protéger, qu'il abandonnât ses travaux? En fin de compte, ne l'avaient-ils pas cherché ? Levant les yeux au ciel, Phil vit dans le noir d'encre du ciel le minuscule disque de la lune, si clair et luisant qu'il avait la sensation de pouvoir l'attraper en levant le bras.

Il suivit les balises flottantes jusqu'à l'endroit où la ligne s'interrompait : là, il coupa le moteur et jeta l'ancre pour revêtir son équipement de plongée. Il avait déjà plongé à de grandes profondeurs, et ne craignait pas la pression des grands fonds. Après s'être une dernière fois assuré sur la carte qu'il était bien au bon endroit, Phil chaussa ses semelles de plomb et s'enfonça dans les profondeurs de la mer.

Châteaux en EspagneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant