LE CHÂTEAU EN ESPAGNE (partie 8)

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Quand venait l'été, ils allaient à la plage. Là, Benoît Cordonnier apprenait à son fils à faire des châteaux de sable, et à inventer des histoires autour de ses châteaux. Il lui racontait ce que lui avait raconté son père, avec quelques détails en plus, en lui disant de patienter, car quand il serait grand, il l'emmènerait avec Maman là-bas, et ils y seraient chez eux. Le petit Cordonnier était patient lui aussi, mais pas autant que son père. Il crut à ses histoires de Château jusqu'à douze ou treize ans, puis il passa à autre chose. Un jour, il dit à Benoît que ses histoires ne l'intéressaient plus. Benoît en fut vexé, et il voulut en parler avec Sophie, qu'il soupçonnait d'avoir dit à leur fils que le Château était un mensonge.

« Mais non, non, je ne lui ai rien dit, je t'assure. Au contraire, je ne lui ai absolument jamais parlé du Château. »

Le petit Cordonnier avait donc pris sa décision tout seul : il ne croirait plus les histoires de son père. Benoît en fut d'abord triste, puis il se ravisa en se disant que son fils serait toujours heureux plus tard lorsqu'il découvrirait le Château avec lui. Il s'en voudrait alors de ne pas y avoir cru. Il serait fier de son Château et de son père. Mais à partir de cette époque, Benoît devint plus taciturne, plus aigri, et se mit à se plaindre plus souvent. Il répétait fréquemment à Sophie que chaque voyage de vacances qu'ils faisaient aurait pu être un voyage en Espagne, mais il attendait toujours que le voyage fût fini pour le dire, et lorsque Sophie lui proposait à l'avance d'aller en Espagne, il ronchonnait et disait que ce serait trop cher, ou inventait une autre excuse. Il blâmait souvent Sophie, la rendant responsable du fait qu'ils n'allaient jamais là où il voulait, alors que la plupart du temps il était incapable de décider d'une destination. Il n'en avait qu'une en tête, et il savait qu'elle ne plairait pas aux autres. Peut-être avait-il peur que le Château fût trop vieux, ou pas assez beau, et que son fils fût déçu. Il avait de plus en plus l'impression d'être le seul à croire en l'existence du Château, et en voulait un peu à Sophie et à son fils de ne pas lui faire confiance. Quand ses parents moururent, il prit conscience d'être le seul, le dernier à y croire, ou plutôt à savoir que là-bas, quelque part sur le plateau aride de la Manche, non loin de Saragosse, il existait, il attendait.

Ainsi passèrent les années. Ils visitèrent plusieurs pays, rencontrèrent beaucoup de gens, et virent des choses magnifiques. Petit Cordonnier devint grand, trouva un travail et une épouse, et la vie recommença. Le plus gros était passé. Il ne s'agissait plus que de vieillir.

Mais Benoît Cordonnier n'entendait pas vieillir comme tout le monde.

Arriva l'heure de la retraite. Dès qu'il mit le pied hors du bureau pour la dernière fois, il mit son plan à exécution. Il avait appris assez d'espagnol pour se débrouiller honorablement. Depuis plusieurs années, il parlait à Sophie de son projet d'aller s'établir au Château pour ses vieux jours, et il avait réussi à la convaincre de l'accompagner. Comme elle avait tout de même posé quelques conditions, ils déménageraient une partie de leurs affaires pendant l'été, et reviendraient vendre la maison à l'automne.

C'est ainsi que par un beau matin de juillet, plus de quarante ans après sa première expédition, Benoît Cordonnier reprit la route de l'Espagne. Le voyage fut beaucoup moins tumultueux que le premier, il n'y eut pas de tempête, pas de crevaison ni de panne, pas de villageois mal renseignés pour les égarer. On eût dit que la présence de Sophie lui portait bonheur. Roulant doucement sur l'autoroute baignée de lumière, il avait même du mal à croire qu'elle était vraiment là, assise à côté de lui, après toutes ces années où il n'avait pourtant pas toujours été agréable à vivre. Et bien qu'elle n'eût jamais eu la moindre preuve tangible de l'existence du Château, elle avait accepté de venir avec lui. Il était si heureux qu'il avait un peu envie de pleurer.

Toutes les deux heures, ils s'arrêtaient sur une aire de repos, respiraient l'air radieux et encourageant, et quand il était fatigué de conduire Sophie prenait le relais. Ils arrivèrent à la frontière en deux jours, et descendirent vers le plateau de la Manche. Avant de s'y rendre, ils firent un détour par Saragosse où ils passèrent quelques jours. Ils se remirent en route et atteignirent la Manche en début d'après-midi, mais pendant leur séjour à Saragosse Benoît avait attrapé une étrange fièvre qui refusait de s'en aller. Le soir, dans leur chambre d'hôtel, il se coucha avec un très fort mal de tête, et le lendemain il fut incapable de se lever. Sophie fit appeler un médecin, qui l'examina et en conclut que la chaleur estivale avait été trop forte pour lui, et qu'il souffrait d'une sérieuse insolation. Lorsqu'elle lui dit qu'ils venaient s'installer en Espagne, le médecin lui déconseilla de le faire, disant que Benoît était désormais trop âgé pour pouvoir s'adapter au climat. Il fut soigné dans un hôpital local et Sophie le ramena chez eux une semaine plus tard. Une fois rentré, Benoît lui dit qu'ils auraient toujours le temps de déménager en hiver, quand le temps en Espagne serait plus clément.

L'hiver, toutefois, n'encourage pas les déménagements. Ils décidèrent d'attendre jusqu'au printemps. Au printemps, leur petite-fille vint au monde, et ils décidèrent de rester encore quelque temps, pour la voir grandir un peu. Le Temps faisait lentement son œuvre sur Benoît Cordonnier. Benoît était patient, très patient, mais le Temps encore plus.

Châteaux en EspagneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant