LA CONQUE (partie 9)

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Tandis que l'ex-Maire était emporté par le courant vers d'autres aventures, l'ex-Comtesse retrouvait sa Conque et la faisait installer (non sans difficulté) dans sa salle de bains à bord de la péniche, où elle reprit ses cérémoniaux rajeunissants et sensuels. Enfermée dans cette pièce minuscule où la Conque tenait à peine, elle jetait un regard distant à travers le hublot sur le monde extérieur qui allait de nouveau perdre son emprise sur elle, et s'adonnait de plus belle à ses ablutions merveilleuses. Les marins, loin de se douter de ce qui se passait réellement, croyaient simplement que leur patronne avait cédé à un caprice de coquette, ou à un coup de foudre pour un objet sans autre intérêt que sa magistrale bizarrerie.

La Comtesse, cependant, rajeunissait à nouveau, et ostensiblement : se levant aux aurores, se couchant plus tard que ses marins, elle était sans cesse sur le pont à donner des consignes, à les activer dans leur besogne, à les aider même, lavant à l'occasion tout le pont à elle seule, ou descendant du bois dans les compartiments de stockage avec eux. Il va sans dire que les marins se rendirent finalement compte de quelque chose : sans doute possible, leur employeuse se transformait, elle semblait avoir vingt, non, trente ans de moins, et faisait montre d'une vigueur saisissante, presque virile en certains moments. Et au bout de quelques mois, deux d'entre eux tombèrent sous le charme : l'ex-Comtesse les séduisit l'un après l'autre, leur faisant bien sentir qu'ils étaient tous deux en concurrence, et les premières disputes éclatèrent dans ce groupe d'amis soudé jusque-là par tant d'aventures vécues ensembles. D'autres fois, elle disparaissait brusquement, sans crier gare, et les marins n'avaient d'autre choix que de continuer la remontée ou la descente de la rivière avec leur cargaison jusqu'à son retour, deux ou trois nuits plus tard. Ils n'osaient pas lui demander où elle était allée, ni si c'était bien elle qu'ils avaient vue, telle ou telle nuit, nageant nue dans les eaux noires et silencieuses de la rivière même.

Certes, l'ex-Comtesse n'avait pas le cœur mauvais. Elle n'était même pas aigrie par ses nombreuses mésaventures, mais cette seconde jouvence avait sur elle des effets un peu différents : la première fois qu'elle avait trouvé la Conque, elle avait réchappé d'une maladie incurable et avait pu goûter à nouveau aux joies de la santé et de la jeunesse. Elle avait toutefois tenté de maîtriser le flot d'énergies et de possibilités que la Conque lui insufflait, elle s'était efforcée, en quelque sorte, de canaliser son pouvoir, de bien tempérer cette étonnante vitalité qui ressurgissait en elle. Elle s'était aussi amusée, bien sûr, mais toujours dans les limites du licite, car elle pensait avoir du temps devant elle, et faisait quantité de projets. Cette fois-ci, les choses étaient sensiblement différentes : le jour où elle avait perdu la Conque et recommencé à vieillir, quelque chose s'était cassé en elle, quelque chose que le retour même de la Conque ne pouvait plus suffire à réparer.

C'est pourquoi elle se jetait à l'eau et se précipitait nue à travers les forêts sombres la nuit, juste pour entendre battre son cœur et courir son souffle. C'est pourquoi elle avalait des repas de titan dans les auberges mal famées des villages, et s'introduisait par effraction dans les chambres des jeunes célibataires malheureux au clair de lune pour leur redonner espoir et goût à la vie. C'est pourquoi elle faisait se déchirer les cœurs de ses pauvres marins, qui lui restaient si fidèles pourtant, car elle savait que le lendemain, la Conque pourrait de nouveau disparaître et que tout cela serait fini. Sa maladie l'avait quittée à nouveau, elle bénéficiait d'un sursis, encore, mais elle était à présent malade d'une autre façon : tout lui semblait atrocement temporaire, même le renversement du temps dans ses veines, et plus elle se sentait chaude et vivante, plus elle se sentait fragile, éphémère, et profondément, désespérément malade.

L'ex-Comtesse passa ainsi encore deux années de sursis fiévreux et tumultueux, désertée peu à peu par ses fidèles marins qui se rendaient compte, au fil des mois, d'une monstrueuse et imprévisible métamorphose en leur patronne, devant laquelle ils étaient sans défense. Echappant miraculeusement au vieillissement et à la mort, elle savoura chaque jour, chaque nuit, chaque crépuscule de cette période de rémission inespérée, se livrant aux excursions les plus improbables, les plus fantasques, sans tenir compte d'autre chose que de ce qu'elle souhaitait encore faire tant qu'elle était sur Terre.

Tout se termina un soir où l'ex-Comtesse, restée seule à bord de sa péniche, sentit dans sa salle de bains comme une odeur de soufre. Passant la tête par le hublot, elle se rendit compte que la péniche avait pris feu : trop tard, trop tard déjà pour espérer éteindre l'incendie, tout ce qu'il y avait à faire était d'essayer au moins d'en réchapper. Mais au lieu de sauter à l'eau, l'ex-Comtesse se déshabilla et s'enfonça dans la Conque, où elle s'était toujours sentie plus à l'abri que partout ailleurs. Le bateau vermoulu flamba comme de l'étoupe et sa carcasse ravagée par les flammes sombra lentement sous les eaux obscures.

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