L'ÉTANG DES ROIS

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« C'était l'antichambre d'un paradis mythique, ou bien un reflet dans une mare, mais, de toute façon quelque chose qui restait hors d'atteinte, et n'appelait ni les sens ni l'imagination. »

Marcel Brion, La Ville de Sable

Quelque part pas très loin d'ici, au milieu d'une forêt grise et ennuyeuse où les enfants n'aiment pas se promener le dimanche, se trouve un étang glauque et nauséabond, parsemé de feuilles mortes et d'insectes noyés toute l'année. Il y a beaucoup d'autres endroits bien plus charmants et intéressants de par le monde, et on se demande qui pourrait bien s'attarder cinq minutes sur les bords de cette flaque morte. Et pourtant, malgré l'odeur peu ragoûtante et le paysage désolé, il s'y trouve de nombreux pêcheurs, qui passent leurs mornes journées assis au bord de l'eau vaseuse, à attendre qu'un poisson décrépit morde enfin à leur hameçon rance. Tout le monde se demande ce qu'ils peuvent bien faire là, quand on sait qu'à un ou deux kilomètres au nord des bois, on trouve d'autres étangs beaucoup plus vastes et bleus, poissonneux en diable, dont l'eau douce et fraîche est un régal pour les enfants et accueillante pour les baigneurs.

Mais les pêcheurs demeurent accroupis sur leurs eaux, comme des gargouilles sur les toits d'une place pluvieuse et déserte, et gardent pour eux leur sombre secret. De vagues passants sortent de temps à autre des bois, hésitent un instant devant cette clairière un peu fantôme, intrigués par ces curieuses statues penchées sur les eaux noires, s'en retournent bien vite dans les profondeurs de la forêt sans demander leur reste. Et les pêcheurs demeurent là, immobiles, sondant de leurs yeux jaunis le fond de l'étang trouble, y cherchant quelque impénétrable mystère dont ils auraient en partie la clé, comme les reines des temps passés apercevaient parfois leurs joyaux futurs au fond de leur miroir magique. Juchés sur les berges de l'étang, ils restent ainsi immobiles, vigies pâles et anxieuses, à scruter la surface obscure, sans jamais ouvrir la bouche ni répondre à qui que ce soit. Aux badauds qui osent d'aventure leur poser une question, ils opposent toujours un silence de marbre, opiniâtre et mauvais, qui fait rapidement décamper les importuns. On ne les voit jamais manger, parler ou respirer. Pourtant ils ne dorment pas, ou alors les yeux ouverts, la figure tendue, comme dans l'attente d'une improbable prophétie qui aurait sans doute oublié de s'accomplir il y a bien longtemps. La plupart ont une barbe longue et sale, emmêlée de feuilles mortes et de toiles d'araignée. Leurs vêtements sont troués, chiffonnés, noircis de toutes parts. Ceux qui ont encore un chapeau ont dû essayer de le manger une ou deux fois. Auquel cas on les comprendrait. Ainsi passent leurs journées : du matin au soir ils attendent, perchés sur l'étang moisissant, absorbés dans on ne sait quelle espérance fossile. Leur patience de noyés est impressionnante au début, mais à la longue peu spectaculaire, aussi les touristes finissent-ils souvent par quitter les lieux et ces sombres pêcheurs en se disant qu'ils auront plus de chances de les voir bouger sur les photos.

C'est à la tombée de la nuit, quand les rares visiteurs attirés par l'aspect lugubre de l'endroit se retirent enfin vers des lieux plus appétissants, que les pêcheurs révèlent la raison de leur longue attente mortifère. Dès que le soleil et le dernier touriste indécis ont disparu, ils se lèvent promptement, jettent alentour un coup d'œil furtif pour s'assurer que l'endroit est désert, balancent derrière eux tout leur matériel, ôtent leurs chemises et plongent la tête la première dans les eaux vitreuses. Car cet étang croupi, comme peu de gens le savent, est l'Étang des Rois, la grande tombe aquatique d'antiques souverains tels que Pausole, Bérenger Premier, Faramond, Basile et son fils Sigismond... Il y a quelques siècles de cela, on venait de châteaux aux quatre coins du monde pour inhumer, ou plutôt immerger les dépouilles des grands de ce monde dans cet étang, qui était en ce temps-là le lieu consacré. Tout le monde connaissait ses vertus pour ainsi dire magiques, la qualité mystique de son eau qui préservait les corps exceptionnellement longtemps, et dans laquelle les rois décédés étaient moins véritablement morts qu'endormis. Et dans la vase ocre au fond des eaux ils reposent, à demi ensevelis, avec leurs vieilles couronnes et tous leurs anciens bijoux. Et les pêcheurs inspirent profondément avant de se lancer vers les tréfonds pour se colleter avec les carcasses des anciens souverains et leur arracher leurs précieux joyaux, leurs bagues de rubis, leurs bracelets de saphir, leurs dents d'émeraude.

Mais il n'est pas si aisé de s'enrichir aux dépens des rois morts. Ils avaient prévu qu'un beau jour, des pêcheurs cupides plongeraient dans l'onde noire et descendraient en pleine nuit jusqu'à leur lit de vase pour les détrousser de leurs biens. Aussi, cette véritable Vallée des Rois sous l'eau n'est-elle pas sans ses pièges et sa malédiction. En effet, conscients que des pillards viendraient fouiller leur sépulture engloutie tôt ou tard, les anciens rois prenaient soin de se faire enterrer (ou plutôt immerger) avec quatre ou cinq sosies, voire plus, parés de bijoux de pacotille, d'imitations assez fidèles mais sans valeur, que les pillards emporteraient en croyant faire une bonne affaire, et dont ils ne pourraient jamais rien tirer. Quelquefois, surtout au début, les pêcheurs s'y sont laissé prendre : ils remontaient avec une ou deux poignées d'escarboucles de bazar, et retraversaient toute la forêt avec aux lèvres un sourire cupide et béat, avant de se retrouver sur le marché où on leur apprenait que leur camelote ne valait pas dix sous. A présent, ils sont devenus plus méfiants : certes, ils ne peuvent pas rester longtemps sous l'eau et, quand ils parviennent enfin au limon pâteux où reposent les vieux souverains, doivent souvent se dépêcher de leur arracher ce qu'ils peuvent et remonter au plus vite avant d'étouffer. Car l'étang est profond, bien plus qu'il n'y paraît, et les rois momifiés dans sa vase ne se laissent pas dérober leurs parures si facilement. Leurs doigts crochus, racornis comme de vieilles branches de chêne, s'agrippent avec une force de statue à leurs précieux anneaux, leurs têtes grisâtres et gonflées d'eau semblent vissées à leurs couronnes, et déplier un de leurs bras pour s'emparer d'un bracelet d'or revient à bander un arc qui aurait été taillé dans une enclume. La lutte est bien souvent acharnée, et il n'est pas rare, tant les rois sont résistants, de remonter bredouille. Les pêcheurs accumulent ainsi en une nuit l'équivalent de deux ou trois bagues et un ou deux autres joyaux vraiment intéressants, et s'estiment à l'aurore contents.

Les affrontements nocturnes, âcres et sévères, avec les rois morts ne sont cependant pas encore le bout du chemin. Les eaux de l'Étang ont en effet une sorte d'influence magique, qui se dissout lorsqu'on s'en éloigne. Personne ne sait ce qui se passerait si l'on arrachait les rois eux-mêmes à leur tombe fangeuse pour les sortir de l'Étang, mais lorsque les pêcheurs remontent les joyaux découverts au fond des eaux saumâtres, l'enchantement mystérieux qu'exerce sur eux l'Étang se dissipe aussitôt. Et lorsqu'ils se ruent au petit matin dans la forêt pour retourner au plus vite vers la ville et vendre leur butin, les parures s'évaporent à chacun de leurs pas, à mesure qu'ils approchent de l'orée des bois. Lorsqu'ils sortent enfin des bois et ouvrent leur besace, ils n'y trouvent que sable et poussière. Les joyaux fondent dans leurs poches, dans leurs mains, sur leurs lèvres, et réapparaissent aux doigts, aux fronts, aux lèvres des cadavres couronnés qui gisent là en bas, dans la vase.

Et les pêcheurs replongent chaque nuit, luttent à nouveau avec les charognes roides dans leur lit de sable humide, et remontent une nouvelle fois chaque matin à la surface avec leur trésors éphémères, qui sont aussitôt dissous dans l'air. Jamais ils ne parviennent à emporter un joyau hors des bois. Et toutes les nuits, ils recommencent, persuadés qu'ils deviendront riches un jour, mais la lutte sans cesse reprise reste infructueuse, et leurs joues se creusent, leurs yeux s'exorbitent lentement, et peut-être, dans les tréfonds baveux de l'étang, un rictus grotesque et narquois se dessine lentement sur les lèvres racornies des momies immergées. Les pêcheurs, plus opiniâtres que Sisyphe, se remettent inlassablement à l'ouvrage soir après soir.

L'un d'entre eux, un beau jour, pourtant, s'est lassé de cette répétitive et inutile épreuve. Revenu à la ville, par un après-midi ensoleillé, il s'assit dans un parc et écrivit l'histoire de cet étang perdu et de ses pêcheurs esseulés. Figurez-vous que son histoire eut du succès. Elle fut bientôt lue dans le monde entier, son nom fut bientôt sur toutes les lèvres, et il devint ainsi plus riche que Crésus.

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