GOMORRHE (notule tirée des carnets de Phil Alexanders)

149 21 108
                                    


De toutes les grandes cités disparues et des innombrables questions qu'elles nous posent, c'est sans doute Gomorrhe qui nous interroge le plus. Du moins, c'est sans doute elle qui nous pose les questions les plus dérangeantes, de par la nature même de sa disparition. Il est difficile de se pencher sur Gomorrhe aujourd'hui du fait que les siècles, non contents de l'ensevelir sous les sables comme ils l'ont fait avec tant d'autres villes anciennes, ont en outre tissé autour d'elle un épais cocon de mystère inquiet, un sarcophage menaçant qui semble porter contre nous, en plus des nombreuses difficultés que nous rencontrons dans la recherche des ruines, une sorte d'accusation aveugle et alarmante. Il est d'autant plus difficile d'en parler que nous ne l'avons (à de très rares exceptions près) jamais vue de nos yeux, et que nos interprétations sont plus souvent issues de la Gomorrhe de notre esprit que de la ville historique. Certaines rumeurs, toutefois, sembleraient fondées.

Bon nombre de bruits courent sur la fameuse cité foudroyée. On dit que Gomorrhe existerait encore quelque part aux alentours de la Mer Morte, la Mer de Sel. Il y a plusieurs possibilités : certains disent qu'elle gît sous plusieurs tonnes de sable quelque part sur les rives de la Mer Morte. On a ainsi retrouvé, puis reperdu Gomorrhe plusieurs fois, diverses ruines ayant été successivement prises pour celles de la célèbre ville maudite. Le site le plus fameux est sans conteste celui de Qumrân, près duquel les énigmatiques manuscrits de la Mer Morte ont été retrouvés, mais il y en a encore bien d'autres dont certains sont actuellement encore en fouilles, et suspectés d'être les vestiges de l'antique et sulfureuse cité.

L'ombre de Gomorrhe plane ainsi sur toute une région, et on pourrait dire qu'elle s'y trouve un peu partout à la fois, qu'elle s'y répète en divers champs de ruines, sans qu'on puisse vraiment la saisir en un lieu précis. Nous tenterons d'expliquer ce phénomène par la suite. Une deuxième hypothèse voudrait que Gomorrhe se trouvât dans l'ancienne vallée de Siddim, aujourd'hui recouverte par la Mer Morte. L'étymologie même du nom actuel de la ville, qui signifie en grec « submersion », tendrait à accréditer cette théorie. Certains pensent donc que Gomorrhe repose au fond des eaux, quelque part sous les sables de la Mer Morte qui s'affaissent et reculent continuellement. Il existe une troisième hypothèse, considérée comme la plus improbable, selon laquelle se trouverait, sous le fond même de la Mer Morte, une vaste chambre, une sorte de caverne gigantesque où l'on accèderait par quelque introuvable passage secret, et où demeureraient encore les ruines de l'antique cité dévastée. On n'accorde généralement que peu de crédit à cette dernière théorie, cependant, à la lumière de récents témoignages, nous devrons la prendre en considération, ne serait-ce que parce qu'il s'agit de la piste la moins explorée.

On dit que ceux qui s'y aventurent sont transformés en statues de sel, et y demeurent à jamais prisonniers. La légende, sans doute une simple exagération comme toutes les légendes, est tenace, et pourrait aussi bien signifier que les rares explorateurs à avoir réellement vu Gomorrhe de leurs yeux ont les lèvres scellées, épouvantés, interdits qu'ils ont été face à la désolation de ses ruines torturées, ou peut-être par crainte superstitieuse de représailles surnaturelles. Car c'est là un point crucial du problème de Gomorrhe selon nous : comment arpenter ses ruelles mortes, comment se promener parmi ses inquiétantes statues de sel sans avoir sans cesse entre les épaules cette terrible sensation d'un œil de Caïn juste derrière nous, tapi dans un recoin ruineux ?

Que nous l'ayons vue ou non, nous avons tous quelque part en nous la terreur de Gomorrhe, et c'est bien le problème de l'anathème, de la malédiction que nous devons tenter de décrypter dans les hiéroglyphes de ses ruines. Les roches de Gomorrhe sont empoisonnées, sa poussière vénéneuse, son sel corrosif, et y poser le pied revient à sentir soudain les secondes de sa vie s'écouler un million de fois plus vite, en un dérapage accéléré vers un épouvantable châtiment que nous aurions pu éviter. C'est sans doute pourquoi même les rares téméraires qui ont osé retrouver le chemin de la ville interdite restent aujourd'hui murés dans leur silence : révéler leur sombre secret ne leur apporterait rien de bon. S'approcher de Gomorrhe, même par le texte, devient dès lors très difficile.

Châteaux en EspagneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant