Benoît Cordonnier ne vint pas au monde à l'ombre d'un château. On pourrait dire qu'il passa sa vie dans cette ombre, mais sa relation avec ce château fut beaucoup plus compliquée que cela. Benoît Cordonnier vint au monde dans une famille modeste, ni riche, ni pauvre, et passa son enfance dans un petit village sans prétention.
Il apprit à parler dans un petit salon aux meubles sombres et silencieux. Il fit ses premiers pas à l'ombre de clochers somnolents, sur des places ensoleillées, dans de petits villages déserts le dimanche après-midi, sous des fenêtres vides et dormantes. Il apprit son alphabet dans le petit jardin derrière la maison de ses parents, tout en chassant de temps à autre avec son filet les papillons bleus qui se posaient toujours sur le myrtillier au fond, près de la clôture. Il n'en attrapa jamais un seul.
Il eut ses premiers chagrins derrière les fenêtres de la petite maison de ses parents les jours où il pleuvait, et lorsqu'il était triste, son père lui racontait toujours la même histoire. Il expliquait à Benoît que même s'il faisait mauvais et si on s'ennuyait parfois là où ils habitaient, ce n'était pas grave, car ils avaient quelque chose de beaucoup mieux ailleurs, oui, ils avaient un Château, un grand Château, magnifique et très ancien, près de Saragosse, en Espagne. Et il disait à Benoît que s'il était sage et patient, un jour ils iraient en vacances au Château, où il s'amuserait beaucoup.
C'est ainsi que Benoît Cordonnier acquit sa patience légendaire.
Plus tard, au bureau, on lui demanderait comment il faisait pour trier et classer ces milliers de dossiers interminables qui arrivaient sur sa table chaque jour, et Benoît sourirait, il hausserait les épaules, en disant que c'était là son secret.
Le petit Benoît était très patient. Au restaurant, il était capable d'attendre des heures sans bouger de sa chaise, quelquefois même jusqu'à ce que son père s'énerve et qu'ils sortent tous du restaurant parce qu'on mettait vraiment trop longtemps à les servir. À quatre ans, il était capable de se tenir tranquille plus longtemps que n'importe quel autre enfant de son âge : il pouvait passer des heures en voiture les jours de départ en vacances, des semaines entières assis en classe à attendre patiemment les prochaines vacances (malgré le chahut des autres enfants et du professeur), des mois entiers à attendre le jour de son anniversaire pour recevoir ses cadeaux.
Naturellement, il était curieux et éveillé, comme tous les enfants, mais jamais il ne demandait à savoir quels étaient ses cadeaux à l'avance, jamais il ne demandait à ses parents de se dépêcher ou de s'en aller, jamais il ne réclamait quelque chose tout de suite. Et bien souvent, comme il attendait sagement, son père le récompensait en lui révélant plus de choses sur le Château : il appartenait à la famille depuis des tas de générations, et il contenait plus de quarante chambres, et quatre-vingt-trois cheminées (ici sa mère regardait son père d'un œil désapprobateur, mais il continuait tout de même). Mais ce n'était pas un château ordinaire, en vérité, il y avait beaucoup de rumeurs à son sujet, et il avait une histoire très riche. On disait que plusieurs rois d'Espagne y avaient résidé, oh certes pas toute l'année, car les rois ont toujours quinze ou seize châteaux différents à habiter, et puis ils n'ont pas toujours le temps de les voir tous, mais de nombreux personnages célèbres étaient passés par le Château, comme Charles Quint, par exemple.
Le petit Benoît n'étant pas encore tout à fait versé dans les grands noms de l'Histoire, il crut à l'époque en écoutant son père que c'était non Charles Quint, mais Arlequin qui avait habité le Château, une idée qui lui demeurerait à l'esprit de manière tenace dans les années suivantes. Mais il y avait d'autres personnalités célèbres dont l'histoire était liée à celle du Château : Cervantès lui-même, par exemple, y avait séjourné. Enfin, pour être honnête, il y avait été emprisonné, et il avait passé quelques semaines dans les oubliettes sous le Château, pour une sombre affaire de liaison avec une noble dame de la Cour. Oui, car les sous-sols du Château étaient truffés de passages secrets et d'oubliettes lugubres, où il y avait des squelettes et des araignées, et où la lumière du jour ne venait jamais s'aventurer.
Le petit Benoît demanda qui était Cervantès. C'était l'auteur, lui répondit son père, d'un livre très connu qui s'appelait Don Quichotte, sur un vieux bonhomme qui croyait que les moulins à vent étaient des géants. Ce vieux bonhomme devait être bien bête, pensa Benoît, en se demandant pourquoi quelqu'un passerait sa vie à écrire un livre sur un sujet aussi idiot, mais bon, il était tout de même fier de savoir que l'auteur d'un livre connu dans le monde entier avait été en prison dans son Château. Son père lui dit qu'ils n'avaient pas beaucoup de temps ni d'argent en ce moment, mais qu'ils iraient en vacances au Château quand il serait plus grand.
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Châteaux en Espagne
NouvellesUne série d'histoires sur des lieux étranges, mystérieux, mythiques ou légendaires, qui n'existent parfois que dans l'imagination de l'auteur.