De carcasse en carcasse, retraçant tous les points d'impact, Phil confirma rapidement sa théorie : l'Autoroute suivait une ligne droite. Les équipes de balisage purent dessiner à travers les Landes le parcours de l'Autoroute sur plusieurs kilomètres, travaillant au milieu d'une nuée vrombissante de journalistes, d'espions et de badauds qui n'en finissaient pas d'élucubrer et de supposer. Et puis, au bout d'une dizaine de jours, ce fut l'accident : un poseur de balise qui installait son matériel sur le rebord de l'Autoroute, et qui respectait les distances réglementaires imposées par Phil Alexanders, fut malgré tout fauché par un véhicule invisible. Le choc projeta le pauvre bougre cinq à six mètres plus loin et l'envoya claquer contre un hêtre vigoureux, qui le jeta à son tour dans l'herbe fraîche et humide où il rebondit encore trois fois avant de s'immobiliser.
Phil visita le malheureux à l'hôpital où il se remettait de ses fractures, et lui offrit une somme considérable qui le mit à l'abri de tout souci d'argent ou d'emploi pour un an ou deux. En sortant de l'hôpital, après avoir examiné la configuration des fractures, Phil en vint à l'unique conclusion possible : l'Autoroute s'incurvait. Le lieu même où l'accident avait eu lieu fut marqué avec soin, et l'on redoubla de prudence pour calculer l'angle du virage, mais malgré tous ces soins, tandis que le travail s'effectuait avec toute la rigueur possible, Phil se laissait peu à peu envahir par un doute atroce : c'était déjà assez compliqué quand l'Autoroute prenait un simple tournant, mais qu'adviendrait-il si un jour, d'aventure, elle bifurquait ?
Le marquage se poursuivit activement pendant quatre semaines : Phil et ses équipes, redoublant d'ardeur à l'ouvrage, couvrirent près de vingt-deux kilomètres d'Autoroute (à peu près onze dans chaque sens), et découvrirent six virages supplémentaires qui, en dépit de tout, ne modifiaient pas réellement le trajet de l'Autoroute. D'après les conjectures de Phil, qui s'efforçait chaque soir de calculer le trajet à venir dans chaque sens, l'Autoroute aboutirait bientôt à un cul-de-sac : vers le Sud, elle ne tarderait pas à rencontrer les montagnes ; du côté Nord, où elle s'étendait à travers une série de pâtures grises et pluvieuses, elle avançait droit vers la mer.
C'est au seuil de l'été, quelque trente-et-un kilomètres plus loin, que l'Autoroute tomba au pied des montagnes du Sud. La plupart des travailleurs de ce côté de l'Autoroute furent à la fois soulagés, fiers de l'ouvrage accompli et un peu déçus d'arriver à la fin de cette belle aventure – car personne ne supposait qu'elle pût encore continuer. Le mur que formaient là les montagnes était en effet impérieux : la paroi, abrupte, s'élevait directement à près de trente mètres de hauteur, sur un aplomb rocheux derrière lequel se retiraient par strates verticales de nombreuses crêtes toutes plus élevées les unes que les autres. « Ici c'est le bout du rouleau », lança un baliseur décontracté à Phil, « soit elles continuent directement à la verticale, soit elles s'écrasent dans la paroi. » Ah ! si l'on pouvait être sûr que les choses soient si simples, pensa Phil.
On procéda comme de coutume à l'expérience des ballons gonflés de peinture rouge, qui explosèrent comme toujours, mais de manière un peu inhabituelle. Tout le monde en conclut que les pauvres voitures invisibles devaient bel et bien terminer leur course en percutant le mur des montagnes, mais pour Phil, les taches rouges sur la paroi n'étaient pas tout à fait convaincantes. Il congédia pour la soirée son équipe et s'attacha à l'étude des fameuses traces, qui indiquaient comme d'habitude le trajet des pneus jusqu'au niveau du mur et s'arrêtaient net où commençait la pierre.
S'il y avait bien choc entre les véhicules et la paroi rocheuses, la peinture rouge devait y participer et en imprimer la trace ; pourtant, ici, rien de tel. Les lignes rouges cessaient immédiatement au pied des montagnes, comme interrompues par la soudaine poussée hors de terre du rocher. En outre, d'ordinaire, les traces se poursuivaient beaucoup plus loin : ici, il semblait bien qu'elles s'arrêtassent délibérément. Il n'y avait pas trente-six solutions au problème (du moins, aux yeux de Phil Alexanders) : l'Autoroute Invisible se prolongeait à l'intérieur de la montagne, et traversait la pierre comme l'air. Les autres matières, comme les êtres vivants, placés en travers de son chemin provoquaient de terribles chocs ; à la pierre, en revanche, les véhicules invisibles demeuraient insensibles. Là où tous les êtres visibles se fussent cassé les dents, les automobilistes invisibles passaient sans encombre. C'était là une énigme de taille. Car il n'y avait pas non plus trente-six façons de s'y prendre pour arriver au fond de l'histoire (selon Phil Alexanders) : il allait falloir creuser.
Les premières charges d'explosif, placées quelques mètres au-dessus ainsi qu'en-dessous du point de rencontre, entamèrent profondément le flanc de la montagne et dégagèrent une carrière assez vaste pour que le travail pût y reprendre sans tarder. Ceux qui, quelques jours plus tôt, croyaient leur tâche accomplie et regrettaient déjà le temps du chantier furent rappelés aussitôt ; quant à Phil, il eut naturellement maille à partir avec les associations locales de protection de l'environnement, ainsi qu'à quelques bergers ingrats qui, sous prétexte de défendre l'habitat naturel des moutons, oubliaient bien vite qui avait récemment sauvé leur bétail d'une mort atroce. L'excavation se poursuivit tout de même avec succès : l'Autoroute s'ouvrait progressivement dans le rocher et l'on pouvait suivre son cheminement à travers la montagne grâce aux méticuleux calculs de Phil, qui ne laissait pas un indice s'échapper.
Les badauds s'échauffaient de cette évolution inattendue du chantier, bien plus impressionnante que ce qui s'était passé jusqu'alors : cette vallée artificielle que les baliseurs creusaient jour après jour avec d'infinies précautions, taillant un gouffre à ciel ouvert dans le flanc de la montagne, donnait un spectacle quasi dantesque. La faille accidentée que taillaient les « Alexandriens » (puisque c'est ainsi que les journaux les avaient rebaptisés) dans le corps rocheux fascinait davantage que le curieux affairement du chantier précédent, et tout le monde sentait bien que cette histoire allait bientôt prendre une tournure encore plus intéressante.
VOUS LISEZ
Châteaux en Espagne
NouvellesUne série d'histoires sur des lieux étranges, mystérieux, mythiques ou légendaires, qui n'existent parfois que dans l'imagination de l'auteur.