LE CHÂTEAU EN ESPAGNE (partie 5)

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Après une nuit réparatrice mais hantée de mauvais rêves, Benoît reprit la route au petit matin. D'après sa carte, l'Espagne n'était plus qu'à deux ou trois heures devant lui. Il roula donc deux ou trois heures sous un soleil de plomb, et voyant qu'au bout de la troisième heure il n'arrivait toujours pas en vue de la frontière, s'arrêta dans un énième petit village perdu pour demander son chemin. Il trouva une vieille dame qui lui dit de ne pas continuer tout droit parce qu'une terrible tempête s'annonçait sur la frontière de l'Espagne, et qu'il valait mieux rester passer la nuit au village ou dans une auberge. Benoît la remercia cordialement, mais étant donné le soleil écrasant qui dominait le ciel, ne tint absolument pas compte de ses prédictions. Il redémarra et roula encore peut-être une heure, mais là, sa patience légendaire commença à perdre de son éclat. Il s'arrêta sur le bas-côté tandis que de lourds nuages noirs s'amoncelaient sur l'horizon, et même un peu au-dessus de lui, pour consulter sa carte.

Un vent capricieux soufflait par bourrasques. Benoît suivit du doigt sur la carte le chemin parcouru depuis son arrêt dans le petit village : s'il en croyait ses calculs et l'échelle de la carte, il était déjà en Espagne depuis une trentaine de kilomètres. Mais alors, comment se faisait-il qu'il n'ait pas vu la frontière ? Ou alors quelqu'un l'avait encore envoyé sur une fausse piste. En tout cas, il ne pouvait pas être bien loin, il suffisait de remonter en voiture et de ... – voilà soudain qu'une énorme bourrasque lui arrache sa carte des mains et l'emporte à travers champs ! Benoît eut beau courir et sauter après elle pendant plusieurs minutes, la carte s'envola et ne revint pas. Il se retourna et vit arriver, en effet, un orage d'un noir insondable. Qu'à cela ne tienne, pensa-t-il, je suis presque arrivé de toute façon ! Et il remonta en voiture. La tempête, comme toutes les tempêtes susceptibles qu'on ose braver, se déchaîna. D'abord il activa les essuie-glaces et décida de ne pas tenir compte des bourrasques qui bousculaient sa voiture de tous côtés. Mais bien vite les essuie-glaces ne suffirent plus à dégager le pare-brise, et la route au-devant devint aussi trouble et obscure que le fond d'une piscine en pleine nuit. Téméraire, Benoît poursuivit son chemin.

Comme la route passait au pied d'une haute falaise, il vit que la tempête avait causé des éboulements : la route devant lui était jonchée de pierres et de pans de rocs affaissés. Il tenta de manœuvrer son navire parmi ces récifs du mieux qu'il put, mais un morceau de rocaille tranchante finit par avoir raison de son pneu avant gauche. Il s'arrêta une fois de l'autre côté de la falaise pour le changer, et dans la violence des bourrasques manqua deux ou trois fois de s'envoler. Il reprit la route alors qu'un noir d'encre descendait sur toute la vallée (pourtant il devait être midi), et roula encore un quart d'heure peut-être sans la moindre visibilité. Finalement, ce qui devait arriver arriva : il percuta assez violemment une rambarde dans un virage traître et termina son voyage dans un hôpital à quelques lieues de là, où on lui dit qu'il avait eu un accident à quelques centaines de mètres de la frontière. Souffrant de plusieurs fractures, il ne put reprendre son périple et resta assez longtemps à l'hôpital, où son père, qui s'était pourtant dit trop vieux pour faire la route, vint finalement le chercher. C'est ainsi que Benoît Cordonnier, après maintes aventures en quête de son Château, dut s'arrêter aux portes de l'Espagne et rebrousser chemin.

Heureusement, c'est peu de temps après ce terrible échec qu'il rencontra Sophie, qui allait devenir sa femme. Il trouva un travail au Trésor Public, où il fut bientôt en charge du Bureau des Retards et Impayés, et il passait son temps à trier et à classer les dossiers en retard, à envoyer des courriers aux contribuables distraits ou roublards qui n'avaient pas payé leurs impôts ou fait leur déclaration en temps et en heure, des courriers qui restaient la plupart du temps sans réponse. C'est au cours d'une soirée avec les collègues qu'ils se rencontrèrent, car Sophie travaillait au Service de la Comptabilité. Elle fit remarquer à Benoît que certains collègues se moquaient de lui parce que sa cravate était nouée de travers : elle la réajusta et ils sympathisèrent, puis devinrent bons amis, puis, de fil en aiguille, se marièrent. Ils coulèrent des jours paisibles entre leur travail et un petit pavillon en campagne, qui ressemblait d'assez près à celui où Benoît avait grandi. Naturellement, ils ne se connaissaient pas depuis deux semaines quand il lui parla du Château. Sophie ne fut jamais contrariante à ce sujet : elle ne le contredisait jamais et l'écoutait toujours avec intérêt, avec curiosité même, pourtant il sentait chez elle une pointe de doute, une sorte de résistance tacite qui le gênait un peu. Certes, elle était très admirative, et ils avaient de longues discussions sur le sujet, mais sans vraiment remettre en cause l'existence du Château, elle posait souvent des questions qui l'ennuyaient :

« Mais si ce château appartient vraiment à ta famille, est-ce que vous n'avez pas d'impôts fonciers à payer, de taxe d'habitation, de frais d'entretien, d'assurance ? Tu devrais le savoir, toi qui travailles aux impôts. »

Il posa la question à ses parents, dont les revenus avaient toujours été modestes, et son père était en train de réfléchir à ce qu'il pouvait répondre quand sa mère intervint :

« Franchement, Papa, tu ne voudrais pas arrêter un peu avec cette histoire ? »

Châteaux en EspagneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant