« Ainsi, reprit-il, le faux clocher n'est qu'un fantôme, un leurre, visible, mais intangible. Une sorte de mirage, ou d'hologramme, est-ce bien cela ?
– Je ne sais pas s'il s'agit du vrai ou du faux clocher, ni même s'il y en a un vrai. Mais rien ne vous empêche d'aller y voir par vous-même, Monsieur...
– Philéas. Philéas J. Alexanders, à votre service. Appelez-moi Phil.
– Agathe. Enchantée, Phil. »
Circonspect, Phil s'avança vers le clocher et, saisi d'un doute, tendit la main vers le mur. Il ne put réprimer un léger hoquet d'étonnement quand elle disparut à l'intérieur des briques, comme dans une mare d'encre. Il n'osa pas se retourner, persuadé que derrière lui, Agathe se tenait les côtes de rire. Feignant l'impassibilité scientifique, il fit deux pas de plus et entra complètement dans la muraille.
Il s'était attendu à retrouver, à l'intérieur, la cage d'escalier vermoulue et crevassée, qu'il comptait emprunter pour aller retrouver ce mystérieux capitaine qui trônait au sommet. Lorsqu'il se retourna pour voir le mur qu'il venait de traverser, il ne trouva que le parvis de l'église, avec Agathe qui continuait à peindre sans se soucier de lui, et quelques maisons, puis la vallée derrière elle. Il leva les yeux et, à la place de l'escalier sombre et de la charpente du toit, vit le ciel. Rien que le ciel. Tout se passait comme si le second clocher s'était soudainement évaporé. Il jeta un œil sur le sol, à l'endroit où le caillou avait dû tomber. Il était bien là. Il contrôla rapidement les contours possibles du clocher qu'il avait dessinés à la craie, quelques jours plus tôt. Le tracé rectangulaire était toujours là, et semblait bien correspondre. Tout cela ressemblait à une énorme farce. Perplexe, Phil ressortit.
Lorsqu'il fut revenu sur le parvis, il constata que le second clocher était toujours en place : rien n'avait bougé. Ce « faux » clocher n'était donc visible que de l'extérieur : si l'on y entrait, il devenait imposible de le repérer, il disparaissait dès que l'on tentait de s'y introduire. En revanche, si quelqu'un ou quelque chose y entrait, le clocher demeurait visible pour ceux qui restaient à l'extérieur. Curieux phénomène, pensa Phil qui ne savait pas quoi penser d'autre. Et pourtant, il en avait déjà vu de toutes les couleurs. Il écrasa son carnet de remarques et d'impressions, refit plusieurs fois l'aller-retour entre l'intérieur et l'extérieur du faux clocher, scruta le toit à l'aide de sa paire de jumelles et de sa longue-vue, sans pour autant mieux voir le fameux capitaine, et prit une quarantaine de photos. Pourquoi diable ce clocher était-il visible du dehors, s'il était impossible de le voir depuis l'intérieur ? Comment pouvait-il paraître si vrai, si solide, alors qu'il était immatériel, que ses murs se traversaient sans résistance, sans même la moindre sensation ?
Agathe se leva et commença à replier son chevalet. C'est à ce moment-là que Phil, consultant sa montre, vit qu'il était déjà tard dans l'après-midi. Il n'avait pas vu le temps passer, pas même pensé à déjeuner. Comme Agathe s'apprêtait à s'en aller, il l'interpella :
« Attendez, Agathe, je meurs de faim. Voudriez-vous venir dîner avec moi au Cinquième Chemin ? C'est juste en-dessous.
– Non, merci, Phil, j'ai une longue route à faire ce soir. Une prochaine fois, peut-être ?
– Bien sûr, bien sûr. Oh, encore une question : vous disiez qu'en dehors de cette petite bizarrerie, les deux clochers étaient identiques ?
– A peu de choses près, oui. C'est selon le jour.
– Dans ce cas, vous pourriez vous éviter bien de la peine. Ne pourriez-vous pas simplement peindre deux fois le même modèle, côte à côte?
–Bien sûr que non. Quand on a affaire à deux sujets à la fois, on ne peut représenter correctement l'un que si l'on sait exactement quelle est sa relation à l'autre.
Il me faut absolument voir le second clocher, car je le peins minutieusement, et s'il existe des différences, même infimes, entre les deux, je veux les capturer dans ma toile.
–Vous êtes une fort méticuleuse araignée. »
Ce soir-là, Phil se tourna et se retourna dans son lit à l'auberge, sans trouver une once de sommeil. Nerveux, il s'agitait en repensant à tous les détails qu'il avait oublié de noter. Environ une demi-heure après le départ d'Agathe, le second clocher s'était mis à s'estomper, à se troubler, devenant moins précis, moins exact, sans que Phil pût s'expliquer en quoi consistait véritablement le changement. La disparition avait été lente et progressive. Phil pensait avoir tout son temps pour l'observer et l'analyser, mais une minute d'inattention avait suffi : tout-à-coup, il s'était retourné et le faux clocher n'était plus là. Penché sur une tasse de thé entre minuit et deux heures, en proie à l'insomnie du logicien, il tritura le problème sous tous les angles, se remémorant tous les détails qu'il avait omis de noter, toute les questions qu'il avait oublié de se poser : par exemple, les deux clochers étaient-ils rigoureusement identiques ? Indiquaient-ils tous deux la même heure ? Obnubilé par l'apparition soudaine du second clocher, il n'avait même pas songé à le scruter en détail, à comparer la disposition des pierres, les brisures du portail, les ardoises du toit avec leurs correspondances sur le clocher original. Et puis, « original », qu'est-ce que cela signifie ? se demanda Phil. Peut-on vraiment penser que le second clocher est une copie du premier ? Peut-on réellement dire qu'il existe un faux et un vrai clochers ? Dans ce cas, comment savoir si celui qui subsiste est bien le vrai ? Peut-être, poursuivit Phil au fin fond de son cerveau fébrile, le « faux » clocher n'est-il que le spectre, la trace, le vestige d'un second clocher réel qui a existé autrefois à cet emplacement. Toutes les superstitions tendent à suggérer que les êtres vivants, une fois disparus, peuvent revenir, resurgir pour un bref laps de temps : pourquoi n'en irait-il pas de même pour les objets inanimés, comme les bâtiments ? Intéressant, murmura Phil entre deux et trois heures du matin, s'imaginant déjà avoir découvert une espèce inédite de fantôme, mais ces questions méritaient plus ample réflexion. Quoi qu'il en soit, se reprit-il, les termes de « faux » ou de « second » clocher étaient inadéquats. C'est vers quatre heures du matin, juste avant de céder finalement au sommeil, qu'il se décida pour les termes plus appropriés de « clocher permanent » et « clocher temporaire », qu'il coucha par écrit avant de se coucher lui-même.
Cette nuit-là, Phil rêva qu'il habitait un petit clocher aménagé en boutique de souvenirs, et que par le portail arrangé en échoppe il vendait aux touristes des souvenirs invisibles. Sa boutique avait un succès formidable, et les gens repartaient avec des bibelots invisibles plein les bras, l'air radieux, mais il se demandait lui-même s'ils n'allaient pas se rendre compte, à la fin, qu'il ne leur vendait que du vide.
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Châteaux en Espagne
Short StoryUne série d'histoires sur des lieux étranges, mystérieux, mythiques ou légendaires, qui n'existent parfois que dans l'imagination de l'auteur.