L'EGLISE DOUBLE DE CARNEVIE (une aventure de Phil Alexanders -- partie 6)

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Durant les jours qui suivirent, le phénomène ne se reproduisit pas. Ce qui n'empêcha pas Phil d'arpenter et d'inspecter le sommet de la colline sous tous les angles : instruments de mesure à la main, il calcula et disserta pendant de longues heures, réfléchissant sur chaque recoin, chaque morceau de brique, chaque toile d'araignée. En retournant dans l'étroit souterrain qui menait dans une cellule secrète, il découvrit que certaines des dalles qui le constituaient étaient amovibles et que, par un jeu de dalles coulissantes, le petit passage s'ouvrait sur d'autres tunnels qui s'enfonçaient plus profondément dans la colline. Phil passa plusieurs jours à débusquer de nouveaux embranchements, de nouveaux tunnels, de nouvelles pistes, mais quel que soit le nombre de dalles qu'il faisait pivoter, les souterrains finissaient toujours par aboutir à des culs-de-sac. Chaque conduit, après être descendu de quelques mètres sous terre, se terminait dans une petite cellule fermée comme la première. Plus son enquête avançait, plus Phil avait l'impression de s'y casser les dents, mais il n'en concevait pas moins de nouvelles hypothèses : par exemple, si le premier souterrain reliait les deux clochers de manière symétrique, qu'est-ce qui empêchait de supposer que les autres souterrains menaient aux aussi vers d'autres clochers encore invisibles ? Car si le clocher temporaire était le fantôme d'un clocher véritable, qui se serait élevé à cet endroit à une certaine époque, pourquoi ce même clocher n'aurait-il pas d'autres fantômes, d'autres spectres le représentant à d'autres époques ? Il n'avait pas fini d'explorer les multiples souterrains qui sillonnaient la colline depuis le sommet, mais s'il pouvait y avoir un clocher pour chaque époque, chaque année, chaque minute ou seconde de l'existence du clocher originel, alors ces souterrains et leurs cellules mortes pouvaient constituer l'entrée d'un labyrinthe quasiment illimité ! D'autres clochers, qui apparaissaient en d'autres lieux, à d'autres heures, pour d'autres yeux. Mais ces yeux étaient-ils faits pour les voir ?

Un matin, en arrivant sur le parvis, Phil retrouva Agathe qui faisait des croquis du clocher. A peine étonné, il engagea la conversation, sans plus espérer faire de réelle découverte :

« Tiens, je pensais que vous ne veniez peindre que les jours où les deux clochers étaient réunis ?

– Oh, mais je ne peins pas : je suis simplement venue faire des esquisses.

– Et qu'en est-il de vos théories ? La relation entre les deux modèles, on ne peut pas peindre l'un sans l'autre, etc. ? Vous avez renoncé ?

– Il faut bien évoluer. D'une part, je ne peux pas consacrer toutes mes journées à l'étude d'un clocher qui n'apparaît que deux ou trois fois l'an. Et d'autre part, après réflexion, j'en suis venue à penser que le meilleur moyen de saisir ce qui se passe ici, c'est encore l'esquisse. Toutes mes toiles minutieusement colorées, affinées et repassées ne m'ont pas beaucoup avancée, et finalement je crois que ce qui se passe ici n'est pas une question d'observation minutieuse, ni d'analyse de menus détails.

– A votre aise, répliqua Phil légèrement piqué par cette remarque sans pouvoir se l'expliquer, et dans ce cas de quoi est-il question exactement ?

– D'un passage, d'un glissement, je pense, d'un changement d'état, d'un reflux, que sais-je encore ? C'est difficile à expliquer, je n'en suis pas bien sûre moi-même. Je pense que ce clocher a un petit frère, ou un grand frère, qui pour une raison ou une autre n'a pas pu garder comme lui son ancrage dans l'espace et le temps, et va à la dérive, dans l'un et dans l'autre... il n'est jamais vraiment là, et pourtant jamais vraiment ailleurs non plus... c'est pour cela que la meilleure façon de le peindre fidèlement est de l'esquisser...

– Si vous le dites, grommela Phil, qui ne s'intéressait pas à la représentation, mais à la compréhension des choses, et ne pensant pas que les deux choses fussent liées.

– Et quant à vous ? Où en sont vos recherches ?

– Elles m'ont déjà emmené assez loin : je suis à présent sur le point de percer le mystère de cette église clignotante, même si je n'ai pas encore découvert le pot aux roses. Tenez, par exemple, j'ai mis à jour un réseau assez compliqué de tunnels juste sous nos pieds, vous seriez surprise...

– Et en deux mots, quelle est votre théorie ?

– En deux mots ? Eh bien, je pense que ce brave clocher et sa contrepartie intermittente ne sont que la partie visible de l'iceberg. A mon avis, pour un clocher que nous voyons de temps à autre, il peut y en avoir des centaines que nous ne voyons pas. Peut-être notre clocher invisible est-il là, devant nous, comment le savoir ? Puisque même lorsqu'il est visible, nous passons à travers ses murs sans la moindre sensation. Dès lors, il pourrait tout aussi bien y avoir, de part et d'autre de ce clocher, des centaines, voire des milliers d'autres clochers parallèles que nous ne voyons pas, que nous ne sentons pas. S'agit-il de fantômes, de représentations d'un clocher réel qui aurait existé ici autrefois ? Alors il peut y avoir un clocher fantôme pour chaque seconde de son existence, comme autant de photographies invisibles prises à chaque étape de son histoire –une sorte de stéréotomie temporelle, en somme. S'agit-il d'autre chose ? On pourrait fort bien supposer qu'autour de chaque clocher accompli s'étend le champ infini des clochers possibles, ceux qui n'ont pas été construits, qui restent pour ainsi dire en attente, oui, et je pense, non, je suis presque certain qu'autour de nous s'étendent d'immenses champs de clocher parallèles, insensibles et invisibles, dont seul ce clocher intermittent indique de temps à autre la présence...

(silence)

– Et c'est tout ce que vous avez trouvé ?

– Mais je n'ai pas encore terminé mes recherches. », répondit Phil vaguement irrité.

Comme ils n'avaient plus rien à se dire, une masse de lourds nuages pluvieux qui arrosaient la vallée en contrebas commencèrent à se retirer, laissant émerger dans leur sillage un arc-en-ciel étonnamment vivace. Phil et Agathe le contemplèrent un moment en silence.

« Vous voyez ce que je veux dire, reprit brusquement Phil qui ne savait pas se taire bien longtemps, l'arc-en-ciel, toutes ces couleurs juxtaposées, parallèles, toutes différentes et pourtant nécessaires les unes aux autres. Aucune ne pourrait exister sans ses voisines, avec qui elle contraste. C'est le secret de leur identité. En va-t-il de même pour les clochers ? pour les gens ? Allez savoir. Cette explication en vaut une autre, non ? Et ensuite, qu'arrive-t-il aux extrémités de l'arc-en-ciel ? Là où la couleur s'estompe, se dissout, de chaque côté, dans le vide du ciel ? Se dissout-elle vraiment ? Peut-on dire qu'elle disparaît ? Ou alors se transforme-t-elle en autre chose, en d'autres couleurs ? Peut-être y a-t-il encore une infinité d'autres couleurs que nous ne voyons pas, que nous ne pourrons jamais percevoir, et qui s'étendent à l'infini de part et d'autre de l'arc-en-ciel. C'est pour cela que je suis ici.

(silence)

– Je crois que vous êtes ici depuis trop longtemps. », répliqua-t-elle.

Après une nouvelle journée de mesures, de calculs infructueux et de spéculations abyssales, Phil rentra à l'auberge comme tous les soirs, bredouille. Allongé dans son lit, ce soir-là, il contempla une toile d'araignée au plafond, et se demanda s'il en allait de même pour toutes les constructions : existait-il, à gauche ou à droite de cette toile, une autre toile, invisible, dans laquelle une petite araignée fumait sa pipe ? Combien de toiles potentielles pouvait-il y avoir pour chaque toile existante ? Y avait-il une araignée dans chaque toile ? Il s'aperçut tout-à-coup qu'il faisait noir dans sa chambre. Il se leva et alluma une chandelle sur le rebord de la fenêtre, qu'il se mit à fixer. Pour chaque chandelle allumée dans ce monde, combien de chandelles allumées dans d'autres ? Et combien de Phil Alexanders pour les allumer ?

Phil s'effondra dans une nuit chargée d'ombres, mais sans rêves.

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