L'ALLÉE DES ROIS (partie 5)

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Dans les premiers instants de sa marche, Adil Jahid fut surpris par ce qui semblait être l'accueil chaleureux des ténèbres. Pour commencer, il ne faisait pas si noir. Tout autour de lui, les falaises luisaient d'une blancheur nacrée dans laquelle les fissures et les anfractuosités traçaient comme une galaxie d'étoiles noires, et sur son chemin la lune arrondissait et patinait de sa clarté les roches saillantes qui émergeaient du sol terreux. Il se surprit à penser que l'Allée n'était peut-être pas si mauvaise, après tout, car les pierres qui l'entouraient ressemblaient moins à des rocs insensibles qu'à des convives polis et silencieux, et l'obscurité qu'il distinguait par endroits dans les renfoncements de la paroi avait des allures de sombre invitation.

Dans le ciel au-dessus de lui, la pleine lune et son firmament déversaient sur les montagnes leur clarté complice, la même qui l'avait accompagné dans son évasion sur les toits de la ville. Et Adil Jahid se dit qu'après tout ce ne serait peut-être pas si difficile, pas si la lune avait décidé de se mettre de son côté et de lui montrer le chemin. D'un pas vif et confiant, il s'avança dans les profondeurs de l'Allée, curieux de savoir ce qu'il allait y trouver.

Quand le soleil se leva loin derrière lui, Adil Jahid vit toute la carrière qui se déroulait devant lui se colorer et prendre forme: les contours des pierres se firent plus abrupts, les parois rocheuses prirent du relief, et les ombres des choses commencèrent à sortir de terre et à ramper au sol. Adil savait qu'il devait simplement suivre le soleil le long de l'Allée, jusqu'à parvenir au bout. A ses pieds traînaient de petites pierres couleur de soufre, brisées et desséchées, et de gros galets grisâtres et lisses, dans lesquels il butait quelquefois. Au bout de quelques heures le soleil du désert parvint à son zénith, et toute trace d'ombre s'effaça; même l'ombre d'Adil Jahid disparut sous ses pieds.

La morsure de la soif commença à se faire sentir: le prince avait emporté une gourde, bien sûr, mais il s'efforçait d'en boire avec parcimonie, afin de garder des réserves suffisantes pour terminer son voyage. Si les anciens rois étaient parvenus plus loin, il y parviendrait lui aussi. Mais la chaleur devint vite écrasante: avant le milieu de l'après-midi, Adil avait déjà bu presque tout le contenu de sa gourde, et avait dû s'arrêter plusieurs fois pour se reposer sur des pierres, tant le soleil le frappait de sa puissance. L'Allée des Rois était bel et bien un désert, un petit désert enfoncé entre deux hautes falaises, mais un désert tout de même. Il y faisait si chaud que les roches paraissaient prêtes à se fendre, et Adil fut content lorsqu'il vit que le soleil avait commencé à descendre vers l'horizon devant lui : à partir de ce moment-là, il allait commencer à faire plus frais. Il lui sembla que l'Allée était un gigantesque four, qui capturait dans ses profondeurs toute la chaleur du soleil et ne la laissait pas remonter. Il continua sa progression jusqu'à la tombée de la nuit, où il fut heureux de retrouver la lumière amie et rafraîchissante de sa compagne la lune, qui arrondissait les contours des pierres et dilatait les ombres comme des taches d'encre sur du papier. Cette nuit-là il comprit pourquoi les héros des contes, quand ils étaient dans la peine, s'adressaient toujours à la lune plutôt qu'au soleil.

Quand le matin reparut, Adil Jahid était épuisé. Il avait marché toute la nuit sans s'arrêter, car il voulait arriver au bout de son voyage au plus vite, et la perspective d'une nouvelle journée de soleil impitoyable lui était pénible à supporter. Malgré ses efforts d'économie, sa gourde était vide et il savait que la soif serait terrible quand le soleil s'élèverait dans le ciel. Il avança pourtant, regardant devant lui son ombre s'allonger durant les premières heures, puis se rétracter vers lui quand il approcha du milieu de la journée.

La soif et la fatigue le tourmentaient sans relâche, et il dut plusieurs fois s'agenouiller au pied des parois impassibles pour se reposer et reprendre haleine. Par terre gisaient toutes sortes de pierres éparpillées çà et là, mais nulle part alentour il ne voyait de végétation : pas la moindre plante, pas même de mauvaises herbes, tout juste quelques souches mortes qui jalonnaient son chemin. Levant les yeux au ciel, et n'y voyant rien d'autre que l'éclat brûlant des déserts sans fin, il se demanda ce qui allait lui arriver. Ou étaient donc les fameux génies des roches ? Où étaient ces oiseaux fabuleux qui emportaient les hommes dans leurs griffes pour les jeter contre les falaises ? L'Allée des Rois le décevait : était-ce ainsi qu'elle comptait en finir avec lui ? N'avait-elle rien d'autre à lui proposer ? Etait-ce ainsi qu'elle avait tué les anciens rois ? Elle n'avait pas lancé contre eux ses bêtes féroces et ses catastrophes fabuleuses : elle les avait seulement fait mourir de soif. Il n'y avait pas de génies ni d'oiseaux fabuleux : il n'y avait que le soleil du désert, et ses ancêtres étaient morts sans gloire et sans raison. Et dans son cœur Adil Jahid maudit l'Allée et la traita de lâche.

Vers le soir l'ombre reparut et le prince desséché se mit à rechercher la fraîcheur sous les parois. Les ombres changeantes sur le sol se déplaçaient toute la journée, mais l'Allée demeurait éternellement la même. A un moment donné, Adil sut qu'il était trop tard pour retourner en arrière: s'il faisait demi-tour et se pressait de repartir, jamais il n'atteindrait la ville. La soif et le soleil le tueraient désormais en moins d'un jour. Il s'adossa à l'ombre de la falaise et, dans le soir tombant, se laissa lentement glisser au sol.

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