Châteaux en Espagne

LA CONQUE (partie 1)

C'est en jouant avec des allumettes dans le sable, sur la plage grise et morne de Contrempoint, quelque part dans le Nord, qu'une petite fille fit par hasard la fabuleuse découverte. Elle alignait les bâtonnets de bois l'un après l'autre dans le sable pour bâtir quelque improbable édifice miniature quand, tout-à-coup, l'un d'entre eux se brisa net en deux sur quelque chose de dur et de bombé. Intriguée, elle creusa de ses mains le sable blême, comme on remue la pâte de la galette pour en extraire la fève que l'on cherche depuis des générations. Elle désensabla une surface oblongue et mauve sombre, qui luisait de partout bien qu'il n'y eût pas l'ombre d'un rayon de soleil. Épatée de sa trouvaille, la petite fille fonça acheter une pelle et revint aussitôt poursuivre ses travaux d'excavation avec énergie. Au bout de quelques heures, elle eut mis au jour une assez grande partie de l'objet enseveli, et constata qu'il ne pouvait s'agir que d'une conque. Mais ce n'était pas là une conque ordinaire.

La Conque était en effet, pour commencer, anormalement volumineuse : bien que la fillette n'en eût dégagé que la moitié supérieure (et encore, partiellement), l'appareil semblait déjà prendre les proportions d'une petite voiture, et même d'une assez spacieuse, si ce n'est d'un garage. La bosse massive qui la couronnait, ou la refermait plutôt, glissait selon l'endroit d'où elle était vue du mauve sombre et luisant au bleu impénétrable du saphir, en passant l'espace de quelques secondes par l'opale luminescente ou le grenat intermittent.

Sous le dôme vaguement irrégulier s'ouvrait brusquement une bouche aux rebords nacrés et irisés qui descendait dans une pénombre improbable, au fond de laquelle la fillette pouvait cependant discerner une myriade de formules délicates et de reflets chatoyants qui l'attiraient irrésistiblement. Sur les côtés de la bouche s'enflaient démesurément les flancs de la coquille qui emmagasinaient et faisaient refluer, tandis que l'on en faisait le tour, toutes les couleurs rares et précieuses que l'on peut imaginer. On n'avait jamais vu pareille chose à Contrempoint.

Autant dire que la petite fille ne se fit pas prier pour aller voir ce qui se passait à l'intérieur. Elle jeta un œil en éclaireur dans les ténèbres intérieures de la Conque, puis y plongea. Une fois dans la place, elle rampa le long d'un goulot constellé de reflets colorés qui se resserrait un peu au début (mais qui, surtout, glissait de bout en bout), puis s'élargissait assez vite et devenait même agréable à traverser. Tout en se contorsionnant à l'intérieur du tube de nacre, la fillette songeait que cette Conque géante devait être le véhicule ou l'habitat de quelque prince sous-marin ou de quelque sirène égarée, bref, il devait s'y nouer bon nombre d'intrigues compliquées de contes de fées. Au bout d'un moment, le tuyau de nacre débouchait sur une espèce de petite chambre. Et là, ce qu'elle découvrit la ravit à jamais.

Surprise par la marée montante, la fillette dut ressortir précipitamment, manquant d'être engloutie par les flots enragés qui se déversaient par le goulot comme on se rue au stade le dimanche. À demi noyée, elle survécut cependant assez pour aller trouver d'autres enfants et en rassembler suffisamment pour revenir à l'attaque le lendemain. Hélas, tandis qu'ils s'affairaient avec leurs maigres pelles et leurs seaux débiles à déterrer ce qu'ils pouvaient de la Conque, d'autres yeux plus voraces s'étaient déjà fixés sur ce joyau imprévu des sables mornes de Contrempoint...