L'ALLÉE DES ROIS (partie 10)

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Aux aurores, il se releva et reprit sa route. Ceux qui l'avaient attaqué avaient dû fuir loin devant lui, et avaient sûrement préparé d'autres pièges à son intention, il devait donc rester vigilant. L'Allée qui s'étendait à nouveau face à lui ressemblait à s'y méprendre à celle qu'il avait quittée en contrebas : les mêmes parois qui rougissaient au soleil, la même terre sèche et laiteuse, les mêmes pierres, les mêmes souches mortes. Le même sentier s'étendait à perte de vue. Peut-être était-ce dû à l'altitude, car il était à présent au sommet de la montagne, mais la journée lui semblait moins chaude que les précédentes. Et peut-être était-il fatigué par son long voyage, mais cette journée lui semblait aussi plus longue, et le soleil descendait plus lentement vers l'horizon. Adil Jahid continuait de le suivre, prenant garde de toujours s'écarter des parois, au cas où ses ennemis invisibles tenteraient encore de l'ensevelir sous un éboulement. Toutefois la journée se passa sans encombre : le soir tombait déjà quand il vit que l'Allée s'élargissait à nouveau, et il arriva au bord d'un précipice.

Ici le prince se retrouva bloqué : impossible d'avancer, car devant lui s'ouvrait un gouffre immense, et de part et d'autre de l'Allée se trouvaient des falaises à pic. Le vent, qui n'avait pas soufflé une fois durant tout son voyage, était ici puissant et glacial. Il n'y avait pas d'issue, et il se demanda par où ses ennemis avaient bien pu s'enfuir. Peut-être s'étaient-ils cachés sur son passage, et étaient-ils restés derrière lui. En tout cas ils n'avaient pas pu franchir ce ravin : il était plus large que toutes les rivières du royaume. Le prince leva les yeux vers ce qui l'attendait de l'autre côté du gouffre: entre deux falaises où l'Allée semblait reprendre, deux ombres énormes et inquiétantes s'agitaient dans les airs.

On dit que des oiseaux géants vivent dans certaines régions de l'Allée.

Le prince se souvenait des paroles de son ami. Khalil avait-il raison ? Ces deux silhouettes monstrueuses emplirent le prince d'une terrible incertitude : elles volaient et virevoltaient avec violence tout là-bas, à l'autre bout du précipice, et semblaient l'attendre. Qu'étaient donc ces choses ? Allaient-elles le dévorer ? Peut-être avaient-elles tué ceux qu'il poursuivait, mais il devait en avoir le cœur net.

Le prince s'assit sur le sol et réfléchit. Il n'y avait rien autour de lui, pas un outil, pas un objet pour l'aider à traverser le gouffre. Pourtant il savait qu'il ne pouvait pas revenir sur ses pas, puisque l'Allée recommençait là-bas, devant lui: il devait donc exister un passage. Le jour diminuait, il ferait nuit très bientôt, et le prince finit par conclure que la seule solution était de continuer son chemin de la même manière : en allant tout droit. Il se leva et, après quelques hésitations, posa un pied dans le vide.

Il se sentit basculer en avant et sut qu'il allait mourir quand, juste en-dessous du rebord, son pied rencontra une surface. Le prince souffla. Il y avait donc un passage ! Le pont était invisible, mais existait tout de même, et l'Allée se prolongeait à travers le ravin! Émerveillé, le prince se remit à avancer, très prudemment d'abord, afin de ne faire aucun faux pas, puis avec une assurance plus grande. À un ou deux endroits le pont se faisait légèrement sinueux, mais toujours il poursuivait en direction de l'Allée, juste en face. Tandis qu'il marchait au-dessus du vide le prince voyait se rapprocher les deux ombres menaçantes qui remuaient dans les airs, et lui paraissaient encore plus grandes dans le soleil couchant. Il continua pourtant d'avancer, car il avait franchi tous les obstacles jusqu'à présent, et comptait bien affronter celui-ci comme les autres.

Le gouffre fut bientôt franchi : le prince posa le pied de l'autre côté et, à sa surprise, les deux énormes volatiles ne fondirent pas sur lui en hurlant. Au contraire, ils continuaient à virevolter avec fureur dans le vent implacable, et Adil Jahid se demanda pourquoi ces monstres dédaignaient ainsi une proie aussi facile.

S'approchant de la falaise il remarqua, au pied de la paroi, un piton rocheux autour duquel était enroulée une corde fine qui s'élevait dans les airs : il l'empoigna et, tirant de toutes ses forces, fit descendre l'un des deux monstres, qui était attaché à l'autre extrémité. Ce n'était pas un oiseau géant, mais un simple cerf-volant que le vent agitait en tous sens. Et encore une fois le prince ressentit une étrange déception, car ces deux silhouettes qui dansaient près des parois n'étaient pas des monstres, mais de vulgaires artifices. Ceux qui cherchaient à le tromper n'étaient que des hommes, des hommes rusés certes, mais rien de plus. Il savait qu'il devrait prendre garde à leurs tours, car ils connaissaient l'existence du pont invisible, ainsi que, probablement, d'autres secrets de l'Allée. Qu'ils lui jouent tous les tours du monde et agitent devant lui tous leurs vains épouvantails, il les retrouverait tout de même.

Le soleil n'en finissait pas de se coucher, et Adil Jahid, pensant avoir déjà perdu assez de temps, décida de ne pas s'arrêter pour la nuit. En poursuivant sa route aussi vite que possible, peut-être parviendrait-il à les rattraper à leur insu. Il reprit avec empressement sa marche entre les falaises, espérant les retrouver très bientôt.

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