Ce ne fut pas une catastrophe. Il n'y eut aucune mort violente, aucune explosion, pas d'amerrissage forcé, pas de gros titres dans les journaux, bref, ce ne fut pas une tragédie. Il n'y avait pas de signes de mauvais augure ce matin-là, pas d'intempéries, pas de sombre prophétie, pas de menace d'attentat ni d'alerte, aucune négligence fatale et ce n'était même pas un vendredi 13. Et pourtant, les passagers du vol 215 étaient bien loin de se figurer ce qui les attendait au-delà de l'Atlantique.
Un matin de départ vers l'autre bout du monde n'est jamais complètement anodin : beaucoup d'entre eux avaient mal dormi cette nuit-là, non par inquiétude prémonitoire, mais par nervosité à l'approche du grand voyage. Tous se levèrent en hâte, bon pied bon œil, trop heureux d'échapper à cette interminable dernière nuit sur le Vieux Continent, qui les retenait englués dans des rêves mille fois répétés, et dont ils étaient las. Les enfants surtout, qui se lassent vite de tout, étaient pressés de lever l'ancre, et furent debout aux aurores. Accoudés aux fenêtres de leurs chambres, ils regardèrent le soleil se lever, ce soleil qu'ils allaient aujourd'hui poursuivre à travers l'océan. Ils savaient qu'ils ne se recoucheraient pas avant très longtemps, car une journée de voyage vers l'Amérique nous fait gagner des heures, et rend le jour beaucoup plus long. C'était une bien belle perspective pour les enfants, qui n'aiment pas se coucher. Mais ils ne savaient pas combien la journée allait être longue.
Ce fut un matin de gestes solennels : se farder les paupières, se brosser les dents, nouer sa cravate, ses lacets, boutonner son col de chemise pour la dernière fois sur le sol du Vieux Continent, cela fait toujours un petit quelque chose. Il y eut beaucoup d'inquiétude : on perdit des papiers, on les retrouva, on rangea quinze fois les passeports, ces fameuses clefs du Nouveau Monde, on rouvrit vingt fois les valises pour en vérifier le contenu, on téléphona à la famille, on partit précipitamment sans finir son café. Ce fut le dernier matin où les passagers n'eurent pas le temps.
À l'enregistrement des bagages, ils se rencontrèrent pour la première fois : on échangea quelques plaisanteries, on fit tomber quelques sacs, on courut rattraper quelques enfants qui se collaient aux baies vitrées pour voir décoller les avions. Comme pour chaque grand voyage, il se créa cette sympathie très légère qui se tient entre les passagers le temps de la traversée, et fait qu'ils voudront bien redresser leurs sièges pour ne pas gêner leurs voisins, s'indiquer l'heure, échanger quelques anecdotes de voyage, et parfois même leurs adresses, tout en sachant très bien qu'une fois le voyage terminé, ils ne se reverront jamais et ne se manqueront pas. Cette éphémère sympathie suppose naturellement que le voyage sera bref et ordinaire, et si les passagers avaient su ce qui les attendait lors de leur traversée, les liens qui se seraient tissés entre eux auraient d'emblée été plus intenses. On passa le portail, et l'on s'assit dans la grande salle d'attente, sans se douter que le voyage avait déjà commencé, car tous les voyages sont plus ou moins des salles d'attente. On regarda les magnifiques titans métalliques s'arracher à la pesanteur de l'autre côté des baies vitrées, on flâna un peu en lisant le journal et en grignotant des biscuits, on essaya de s'imaginer ce qu'on allait faire une fois de l'autre côté. Les enfants s'imaginaient leurs vacances, des courses effrénées à travers de vastes canyons, des parties de cache-cache dans les bois et les cascades, des ascenseurs avec trois cents boutons à enfoncer, des gratte-ciel du haut desquels on pouvait sauter sur les nuages et survoler la ville... leurs parents espéraient qu'il n'y aurait pas de problème à la douane, que les réservations à l'hôtel n'auraient pas été annulées, que le temps allait être de la partie, que l'Amérique allait être aussi spectaculaire que dans les films... et ceux qui partaient pour affaires essayaient de se persuader qu'ils ne partaient pas en vacances, car un grand voyage, même pour affaires, a toujours un arrière-goût de vacances.
VOUS LISEZ
Châteaux en Espagne
Short StoryUne série d'histoires sur des lieux étranges, mystérieux, mythiques ou légendaires, qui n'existent parfois que dans l'imagination de l'auteur.