L'EGLISE DOUBLE DE CARNEVIE (une aventure de Phil Alexanders -- partie 5)

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C'est avec le sentiment d'une supercherie dans les environs que Phil se réveilla le lendemain, vers dix heures. Rarement il avait dormi aussi tard, et l'impression d'avoir raté une partie de la journée renforça son sentiment de duperie. Il s'habilla en quatrième vitesse et fila voir l'église, mais ce matin-là, le clocher temporaire n'était pas réapparu. Un peu déçu (bien qu'il s'y fût attendu), Phil traîna rêveusement autour de l'édifice, sans but particulier, avant de reconcentrer ses efforts sur l'espace occupé la veille par le clocher temporaire. Maintenant qu'il avait disparu, le rectangle tracé à la craie était redevenu visible et, d'après les mesures de Phil, correspondait bien aux dimensions du clocher de la veille. Le sol, pavé de larges dalles sombres, ne laissait paraître aucune trace de la tour éphémère qu'il avait soutenue, mais le découpage des dalles intéressa toutefois Phil, qui s'agenouilla à peu près au centre. Devant lui, une dalle imposante semblait encadrée de sillons plus vastes que les autres : elle paraissait, pour ainsi dire, vaguement isolée. Soupçonnant anguille sous roche, Phil tira de son sac les outils nécessaires et, par un système de levier, souleva la dalle pour la déplacer. Il ne s'y était pas trompé cette fois : sous cette dalle s'ouvrait un tunnel descendant probablement sous les fondations de l'église, ce qui allait lui permettre d'en apprendre un peu plus sur cet endroit singulier. Ou plutôt, cet endroit pluriel, réfléchit Phil.

Armé de sa fidèle lampe-torche, Phil descendit les sortes d'échelons qui menaient dans les soubassements de la bâtisse. Ce passage secret tombait comme une révélation inespérée, un deus ex machina qui allait enfin, peut-être, lui donner la clé du mystère, s'il approfondissait suffisamment la question. Le passage proprement dit descendait à la verticale sur trois ou quatre mètres, avant de faire un coude et de continuer à l'horizontale dans la direction du clocher permanent. Phil se contorsionna pour passer dans le tunnel, qui devenait à cet endroit assez étroit, et ne lui permettait d'avancer qu'à quatre pattes. Les murs et le sol du tunnel étaient faits de dalles d'une pierre grise et froide, légèrement différente de celle dans laquelle étaient taillées les dalles de surface, du granit, probablement. Aucune ornementation, aucun indice concret où que ce soit. Au bout de quelques mètres, le souterrain remontait (sans doute pour déboucher à l'intérieur de l'autre clocher) : Phil gravit les échelons qui se présentaient à lui, sûr de son fait, et, à sa grande surprise, déboucha dans une petite cellule sans issue. Un cul-de-sac ! Le problème étant que, d'après ses mesures et ses calculs, Phil avait remonté une échelle plus haute que celle qui lui avait permis de descendre, et devait par conséquent se trouver au-dessus du niveau du sol, à l'intérieur même du clocher permanent. Alors d'où pouvait venir cette impossible cellule ? Et à quoi pouvait-elle servir ? Bien trop étroite pour un tombeau (et vide, par ailleurs), inhabituellement placée pour un cachot (on n'enfermait pas de gens sous la maison de Dieu, à moins bien sûr qu'il ne s'agît du diable en personne), cette cellule était une absurdité autant qu'une impossibilité technique. Comment pouvait-il être à la fois au-dessus du sol et encore dans ce souterrain ? Quelle était la fonction de ce souterrain, s'il n'aboutissait qu'à un cul-de-sac ? L'affaire prenait une tournure des plus fascinantes. Bloqué dans cette cellule, Phil rebroussa chemin (non sans peine) et remonta à la surface du côté du clocher temporaire. Une fois ressorti, il retourna dans l'église en empruntant la porte vermoulue du clocher permanent et en examina minutieusement le sol. Il s'agissait à première vue du même type de dalles que celles qui se trouvaient au-dehors et abritaient le passage secret, mais lorsqu'il tenta, à l'aide de ses outils, la même expérience à l'intérieur, il ne trouva aucune dalle qui pût se soulever. Toutes étaient solidement scellées les unes aux autres : il n'y avait, de ce côté-ci, pas d'entrée. Aucune trace non plus de la cellule qui, en toute logique, aurait dû dépasser le niveau du sol et apparaître quelque part dans la nef. Où se trouvait donc cette cellule, si elle n'était pas ici ? Il était pourtant remonté bien au-dessus du niveau des dalles de la nef : il aurait dû émerger à l'intérieur même de l'église. Ceci défiait les lois de la physique.

Mais Phil Alexanders n'en était pas à sa première affaire qui défiât les lois de la physique. Il en avait vu d'autres, et trouverait une solution à ce problème.

Par un hasard sympathique, Phil retrouva Ivor à une table du Cinquième Chemin ce soir-là, et ils dînèrent ensemble. Ivor se montra curieux des recherches de Phil, et celui-ci l'inonda de détails ambigus dont ni l'un ni l'autre ne savaient que faire.

« C'est qu'il peut y avoir des centaines, voire des milliers d'explications possibles, dès le moment où l'on ne se limite plus aux lois de la physique, mon cher Ivor ! Et le cas se présente bien plus souvent que vous ne pouvez le croire, tenez, par exemple, je me souviens de cette tour, dans le Somerset...

– En gros, ce que vous essayez de me dire, l'interrompit Ivor en mâchant une feuille de salade, c'est qu'au Moyen-Âge on enfermait des brigands dans un petit cachot sous cette église ?

– Non, pas exactement, je n'en suis pas sûr (je dirais même que j'en doute), mais toujours est-il que la présence de ce passage, même s'il ne mène nulle part, va dans le sens d'une connexion entre les deux clochers, le vrai et le faux –enfin non, je veux dire, entre celui qui est là et celui qui n'est pas là, enfin, pas tout le temps...

– Vous savez qu'il y a toujours eu deux clochers, ici, à Carnevie, affirma Ivor comme on abat un brelan d'as, tout en rongeant un os sans se gêner.

– Que voulez-vous dire ?

– Eh bien, que ça n'ennuie personne, à part vous. Parmi les gens du coin, chacun a son opinion : certains disent qu'il n'y a qu'un clocher, d'autres disent qu'il y en a deux, il y en a même qui disent que c'est les deux en même temps. Il y en a même quelques-uns qui pensent qu'il y a encore un autre clocher caché quelque part aux alentours de l'église, peut-être même plusieurs, allez savoir ! En tout cas, ça ne gêne personne par ici.

– Un troisième clocher ? Comment se fait-il que personne ne l'ait encore vu ?

– Vous savez, qu'il y en ait trois, quatre ou cinq cents, ça ne change pas grand-chose à l'affaire. Les gens de Carnevie vivent avec ça depuis longtemps. Certains pensent même qu'en fin de compte, il n'y a pas vraiment d'église à Carnevie. Après tout, personne ne monte au sommet de la colline à part vous. Les gens d'ici ne s'intéressent plus à l'église, elle n'a plus vraiment d'utilité. Elle fait simplement partie du décor, maintenant. Du coup, on peut en faire ce qu'on veut.

– Je sais qu'elle est abandonnée. Je sais aussi que les gens des environs sont habitués au phénomène, mais tout de même, ce n'est pas banal ! Impossible de dénicher quoi que ce soit dans les archives au sujet de ce deuxième clocher : s'il a réellement existé, il n'en reste aucune trace. Et pourtant, je sais que nous touchons ici à quelque chose, je sais que ce qui se passe en haut de cette colline est d'une importance capitale, oui, il y a bien de quoi révolutionner notre perception et notre organisation de l'espace, et il ne suffit pas d'accepter la situation sans lui poser de questions !

– A votre guise, conclut Ivor en se bâfrant de crème brûlée, c'est vous le spécialiste, après tout. Vous devez en connaître un rayon. De toute façon, moi, je ne suis pas du coin : je ne fais que passer. »

Il vint à l'esprit de Phil, ce soir-là, qu'il avait presque totalement négligé d'enquêter sur l'autre phénomène insolite de l'église de Carnevie : les apparitions du « Capitaine ». Captivé, dérouté par les questions liées aux deux clochers, il s'était laissé égarer au point d'en oublier cet aspect essentiel du problème : que faisait cet impossible personnage fumeur de pipe au sommet du clocher ? Pourquoi apparaissait-il sur le toit du clocher temporaire ? Quand, et comment se matérialisait-il ? Pouvait-il quelquefois apparaître sur le toit du clocher permanent ? Et après tout, s'agissait-il vraiment d'un capitaine ? Et si ç'en était bien un, où était son navire ? Etait-ce l'église, tout bonnement ? Avant de se coucher, Phil nota toutes ces questions dans son carnet.

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