L'ALLÉE DES ROIS (partie 12)

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Il ne pouvait plus reculer : si quelque chose l'attendait derrière cette cascade, il le trouverait. Il descendit du rebord et posa un pied, puis l'autre dans l'eau fiévreuse. Elle était plus chaude qu'il ne l'avait imaginé. Lentement, il traversa le bassin tourmenté, fut pris quelques instants dans les tourbillons qui l'agitaient, mais parvint à nager jusqu'au pied de la cascade tonitruante. Secoué par les vagues et le bruit immense, il jeta un dernier coup d'œil vers le sommet de la montagne qui disparaissait dans la brume dégagée par la chute. Puis il se jeta de toutes ses forces sous le flot écrasant.

Une fois de l'autre côté, Adil Jahid se hissa sur un rebord rocheux et rit aux éclats : il n'avait pas espéré que ce serait si facile ! La cascade n'était finalement qu'un mince rideau, et tout le bruit qu'elle faisait n'avait rien de commun avec la faible quantité d'eau qui était tombée sur lui pendant la traversée : c'était sans doute en se répercutant contre les parois de la vallée que ce bruit enflait et devenait si menaçant. Adil Jahid se retourna et scruta l'obscurité qui l'entourait: il se trouvait probablement dans une grotte cachée, vaguement éclairée par le soleil qui filtrait à travers la chute d'eau. Il faisait très sombre, mais malgré tout il discerna, assez loin devant lui, une infime lueur qui semblait provenir d'une ouverture. Il se mit en marche avec précaution, car il aurait été idiot de tomber dans une crevasse si près du but. A mesure qu'il s'approchait, la lueur grandissait et les contours de la caverne s'illuminaient : il ne tarderait pas à arriver de l'autre côté.

À l'extérieur, l'air était étrangement calme. Le ciel s'empourprait avec le lever du soleil et, de partout, le doux murmure de la mer montait aux oreilles et apaisait l'esprit. Le prince se retrouva sur une plage silencieuse et paisible, qui lui sembla le bout du monde. Autour de lui régnait une tranquillité heureuse, qu'il lui semblait avoir connue, il y avait fort, fort longtemps. De chaque côté la plage longeait une immense falaise qui faisait face à la mer, et s'étendait à perte de vue. Et le prince éprouva soudain une grande lassitude, comme si tout son voyage et ses nombreuses épreuves remontaient tout-à-coup dans ses veines : son seul désir était de se laisser tomber dans le sable tiède, d'y enfouir ses mains et ses pieds, et d'écouter pour toujours le bruit de la mer. L'endroit était désert, et pourtant, dans le murmure des vagues, il lui sembla bientôt entendre un autre murmure qui se détachait, un murmure qui paraissait provenir d'une minuscule tache d'ombre à l'horizon, sur le rivage. Adil Jahid, épuisé par sa course et la douceur du sable, décida tout de même d'aller voir.

Comme il s'approchait de la petite masse d'ombre il s'aperçut que la lumière chaude qui baignait la plage n'était pas celle d'une aube, mais d'un coucher de soleil. Comment le soir avait-il pu arriver aussi vite ? Il commençait à peine à faire jour du côté de la cascade ! Il vit aussi que le petit groupe d'ombres vers lequel il s'avançait était un conseil d'hommes assemblés dans des fauteuils longs et bas, tels qu'il n'en avait encore jamais vu. Les hommes semblaient rire et parler de choses gaies, peut-être célébraient-ils un joyeux événement. Mais qui pouvaient-ils être, ici, au bout du monde ? S'agissait-il de ces ennemis qui avaient tenté de le tuer ? Maintenant il les voyait de plus près : il ne s'agissait que de vieillards. Que faisaient-ils ici ? Et tandis qu'il avançait vers eux en se posant toutes ces questions, Adil Jahid eut un sinistre pressentiment.

Le premier qui l'aperçut se leva à son approche, comme s'il le reconnaissait. Adil Jahid ne voyait encore que des ombres un peu floues, qui se détachaient plus ou moins devant le ciel rougissant. Ils étaient huit ou neuf, et se levèrent les uns après les autres en le voyant. Celui qui s'était levé le premier fit quelques pas vers lui et, tandis qu'il s'éloignait des autres, il ouvrit les bras comme pour l'accueillir. Adil s'arrêta et fixa l'homme, dont le visage et les couleurs sortaient de l'ombre à mesure qu'il avançait. Il le reconnut. C'était son père.

Ils s'embrassèrent, et le prince, sentant quelque chose en lui fondre tout d'un coup, pleura dans les bras de son père comme il n'avait jamais pleuré. Il pleura plus encore que dans la vallée aux squelettes, mais ses larmes cette fois-ci étaient bien différentes : plus intenses, mais aussi calmes, sereines, peut-être parce qu'il sentait qu'elles n'avaient plus besoin de cesser. Ils restèrent ainsi assez longtemps, puis le chagrin du prince s'estompa, et il recula d'un pas, s'essuyant les yeux, pour mieux voir son père. Araslane n'avait pas changé : il était simplement vêtu différemment, d'un vieux manteau en loques, tel un mendiant. Et il ne pleurait pas, non: il souriait paisiblement, heureux et serein. Il était sans doute ému, lui aussi, mais un vieux roi ne cède pas à ses émotions si facilement. Ou peut-être y avait-il autre chose... le prince le sentit tandis qu'ils se regardaient dans les yeux : son père était heureux de le revoir, et paraissait toujours le même, cependant quelque chose s'était passé, quelque chose avait changé. Après tout ce long voyage pour le retrouver, le prince ne savait que dire. Araslane lui dit qu'il était content de le revoir, et très fier de lui pour avoir fait tout ce chemin. Il l'invita à prendre place avec lui parmi les autres.

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