L'EGLISE DOUBLE DE CARNEVIE (une aventure de Phil Alexanders -- partie 2)

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« Par contre, ajouta Ivor tout en mastiquant avec fougue, si vous voulez monter à Carnevie demain, va falloir y aller à pied.

– Tiens donc, répliqua Phil, tiré deux secondes de sa torpeur, il n'y a pas de route ?

– La colline est trop abrupte, c'est à peine s'il y a encore un ou deux sentiers caillouteux. Même en vélo, vous auriez du mal à monter.

– C'est égal. Je suis un grand marcheur, répondit Phil en toute modestie.

– N'empêche que ce soir, vous étiez bien content que je vous repêche ! »

À cela, Phil ne put rien répondre, parce que c'était vrai. Son chauffeur goulu prit congé, en lui disant qu'il repasserait souvent par Quatre Chemins et qu'ils auraient plus d'une occasion de se revoir. Puis la petite voiture rouge s'éloigna en contrebas, dans la vallée silencieuse aux arbres assombris par la nuit tombante. La pluie avait cessé, et la nuit était très calme. Avant de rentrer se coucher, Phil s'aventura un moment en bordure du hameau. Quatre Chemins se situait exactement au pied de la colline, qu'il entourait comme un cerceau irrégulier. Au sommet, Carnevie était une petite grappe de maisonnettes agglutinées sur le tronc central du clocher. A vue de nez, et dans la pénombre, il ne semblait pas y en avoir plus d'un. Une demi-lune hésitante posait une gerbe de rayons sur le toit percé du clocher, qui était désert. Au pire, un merle malsain et un peu corpulent venait s'y poser de temps à autre, mais rien qui ressemblât à un vieux marin fumant la pipe. Comme il était déjà tard, Phil bâilla bien fort et rentra à l'auberge.

Il eut des rêves agaçants cette nuit-là : des heures entières à patauger dans des boues immondes entre les arbres, avec des centaines de voitures rouges qui passaient devant lui à toute vitesse, sans s'arrêter, et au volant, des centaines d'Ivors hilares qui s'empiffraient de toutes sortes de choses incertaines. A un moment donné, Phil se leva pour aller boire un verre d'eau et échapper un moment à ces rêves furieux. Mais dès qu'il se recoucha, ses jambes s'enfoncèrent dans la boue jusqu'aux genoux, et il retrouva l'interminable défilé de voitures rouges et d'Ivors railleurs. Il faut dire que Phil Alexanders était un personnage assez obsessionnel, et qu'il revivait souvent, dans ses rêves, les événements de sa journée sous une forme amplifiée.

Quand il se leva au petit matin, pâteux, il boucla vite son sac à dos et sortit sans prendre de petit déjeuner. Dès huit heures, il grimpait avec résolution le flanc sud de la colline, et arriva au bord de Carnevie vers les neuf heures moins le quart. Plein d'entrain, comme toujours lorsqu'il était au seuil d'une nouvelle enquête, il aborda chaleureusement les villageois en leur demandant des renseignements sur leur fameuse église double. Il questionna quatre ou cinq personnes, mais il s'avéra vite que les habitants de Carnevie ne comprenaient pas le but de sa visite, et ne voyaient pas ce que leur église avait de spécial. Habitué à ce genre de réactions, Phil ne se laissa pas désarçonner : il savait bien qu'à force de côtoyer quotidiennement l'étrange, on finit par le trouver ordinaire. Carnevie était une petite grappe de maisonnettes enroulée autour du cône de la colline, et l'église en question se tenait tout au sommet : Phil gravit donc une maigre venelle en pente qui menait jusqu'à l'édifice. Bien que l'église fût de dimensions modestes, il était impossible de la voir en entier depuis l'intérieur des ruelles qui l'entouraient : tout en haut, devant lui, il ne pouvait apercevoir qu'un angle du clocher et une partie de la toiture de la nef, ombrageuse.

Arrivé au pied de l'église, il sortit son carnet de notes et de croquis, ainsi que ses instruments de mesure. L'édifice était en ruines : le toit était percé de toutes parts, les vitraux ternis et crevés ne laissaient plus apparaître de couleurs ni de dessins, et les murs effrités semblaient se désagréger à vue d'œil. La pierre, ou peut-être la brique dont ils étaient construits, autrefois rouge, était à présent revêtue d'un voile de crasse ou de suie, et parsemée de mousses et de lichens formant par endroits, dans les anfractuosités noirâtres des murs, des taches plus sombres. La lumière du soleil matinal jouait faiblement entre les parois intérieures du clocher vide, que l'on apercevait par les hautes fenêtres voûtées, juste sous le toit qui paraissait fait d'ardoise. Quatre ou cinq cents ans d'âge, au moins, mais Phil n'avait rien trouvé de plus précis dans les archives locales qu'il avait compulsées. L'ancienne géométrie qui définissait les angles et les limites entre les briques s'était émoussée au fil des siècles jusqu'à se muer en un réseau d'arrondis et de fissures serpentines qui devenaient difficiles à démêler de la toile enchevêtrée de chèvrefeuilles qui leur faisait concurrence. Comme le font les petits enfants, mais sous un prétexte scientifique, Phil ne put s'empêcher de gratter le mur du clocher du bout du doigt, pour éprouver la texture des briques. Son ongle fut enduit de couleur rougeâtre, comme après avoir écrit à la craie sur le tableau noir : la brique du clocher était friable, et même singulièrement. Le cadran d'horloge en haut du clocher, sans doute arrêté depuis une éternité, indiquait quatre heures et demie.

En s'avançant vers la porte, assez haute, en voûte romane, située à la base même du clocher, il fut frappé par la disposition étrange du parvis, le clocher et son portail étant placés en décalage, sur la gauche du bâtiment principal, comme si (et les suppositions fusaient dans l'esprit ingénieux de Phil ce matin-là), auparavant, il y avait eu sur la droite une autre tour. Peut-être l'espace ménagé à droite avait-il toujours été ainsi, peut-être n'y avait-il jamais eu quoi que ce soit à cet endroit, cependant, étant donné les circonstances, Phil ne pouvait voir en cet espace qu'un vide suspect, un manque, la trace d'un effacement ou d'une disparition. Coutumier des explorations de lieux historiques et énigmatiques, Phil savait que l'histoire véritable d'un lieu très ancien se lit, non simplement dans ses murs, mais surtout en creux, dans le canevas poussiéreux qui demeure après la disparition ou la modification de certaines parties. Du moins, c'est avec cette idée qu'il aborda l'église de Carnevie.

Le portail de bois était à demi enfoncé, laissant deviner à l'intérieur une ruche de ténèbres où flottillaient ici et là de minces ruisseaux de clarté grise, filtrés par les vitraux opaques. Rien à voir avec le soleil radieux qui réchauffait déjà toute la colline et la vallée alentour. Intéressant, pensa Phil. Mais avant d'entrer, il prit soin de mesurer la longueur de chacun des côtés de la tour du clocher, notant tous les chiffres dans son carnet à côté de ses premières impressions. Puis il traça sur le sol, à l'aide d'une craie blanche, à droite du clocher, un rectangle aux dimensions identiques qui devrait délimiter, si ses calculs étaient exacts, l'emplacement du second clocher encore invisible. Ces démarches préliminaires accomplies, il entra.

Pas question de toucher à la porte, qui serait tombée en ruines au moindre mouvement : Phil dut se faufiler avec adresse dans les interstices qu'offraient les planches vermoulues, non sans en égratigner tout de même une ou deux au passage. Une fois dans la place, il jeta sur l'épaisse pénombre environnante toute la puissance de sa lampe-torche. A vue de nez, l'église devait être abandonnée depuis belle lurette : rien dans la nef que quelques bancs tordus par les ans et l'humidité, deux ou trois fleurs momifiées au pied d'un autel plat et dépouillé, et, un peu partout dans la salle, des toiles d'araignées larges et blanches comme des spectres. Il fit quelques pas sur le sol de pierre incolore : tout ce qui avait pu enjoliver l'intérieur de l'église par le passé avait disparu, nulle trace de liturgie ou d'ornementation. Tandis qu'il s'avançait dans la pénombre, il eut l'impression de se balader dans une vaste coquille vide. Après avoir fait un bref tour de la nef et noté les détails qui l'intéressaient, il poussa l'investigation jusqu'au sombre recoin où s'enracinaient les escaliers de bois permettant d'accéder au clocher. Il leva sa lampe-torche pour éclairer les marches : la cage d'escalier s'enroulait en colimaçon dans l'étroite cheminée des briques humides, mais bien qu'elle commençât comme une cage d'escalier classique, de nombreuses crevasses et planches tordues lui donnaient l'air, vers le haut, d'une espèce de tornade de ronces figée en pleine action. Méfiant, Phil posa sur la première marche un pas de loup.

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