LA CONQUE (partie 8)

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La Conque lui faisait mener une vie d'ascèse et de petits bonheurs. Il n'était jamais plus heureux que lorsqu'il permettait à un gamin de faire un tour dans la Conque gratuitement, ou quand les braves gens du village s'asseyaient en cercle autour de lui, le soir, près du feu, pour l'écouter raconter ses aventures (qu'il inventait, la plupart du temps). Lui qui, autrefois, avait de l'embonpoint, était devenu une espèce d'épouvantail affable, décharné mais bonhomme, que les gens appréciaient pour sa simplicité. Certaines fois on l'hébergeait, d'autres pas, mais en tout cela lui était égal. Il était bien content de son sort, et ne regrettait qu'une chose, que le fourgon ne fût pas légalement à lui.

Mais de cela même, il s'accommodait sans trop de mal. Allongé dans les pâtures parmi les bovins et les ovins, paissant même avec eux parfois, il apprenait grâce à la Conque une vie que les sièges moelleux et trompeurs du Conseil Municipal lui avaient appris pendant si longtemps à mépriser. Se maudissant par moments, se congratulant à d'autres, il arrivait somme toute assez bien à résoudre ses conflits intérieurs, du moins toujours à temps pour s'oublier dans un coucher de soleil. Il humait doucement les fleurs, gobait les insectes et soufflait sur les nuages, se demandant pourquoi il lui avait fallu tant de temps pour comprendre des choses si simples. Et il remerciait la Conque dans son fourgon, chaque soir, avant de s'endormir comme un bébé.

Les choses auraient pu continuer ainsi, pour l'ex-Maire, toute une vie. Il n'en eût pas été fâché. Hélas, arriva un matin d'été où, bien qu'il se trouvât à des milliers de lieues de son pays d'origine, il fut retrouvé par ses vieux ennemis les fondateurs de secte (y compris celui qu'il avait sauvé de la noyade) qui, depuis l'effondrement du Culte de la Conque, n'avaient eu de cesse de remettre la main sur leur sainte relique ! Ils retrouvèrent l'ex-Maire au bord d'une route caillouteuse qui longeait une rivière. Ils le poursuivirent en voiture : l'ex-Maire s'échappa vaillamment, mais son vieux fourgon usé n'était plus assez puissant pour les distancer. Comme ils se rapprochaient dangereusement (avec des sourires rageurs), l'ex-Maire n'eut bientôt plus d'autre choix que de se précipiter à l'eau avec fourgon et Conque à l'arrière. Médusés, ses assaillants suivirent le long de la rivière le fourgon qui coulait lentement, sans oser se jeter à l'eau pour récupérer leur trésor. Ils roulèrent sur la berge quelque temps, mais voyant l'engin s'enfoncer de plus en plus, et ne voyant pas reparaître l'ex-Maire, ils renoncèrent, la mort dans l'âme, à reprendre l'objet pour lequel ils étaient venus si loin. Ils passeraient les semaines suivantes à essayer de trouver du travail, puis se raviseraient et se mettraient en quête d'un nouvel objet de culte pour fonder une nouvelle secte.

Mais revenons à notre ex-Maire qui, pendant ce temps, sombrait inexorablement, prisonnier de son véhicule. Il lutta désespérément pendant plusieurs minutes et parvint finalement à s'extirper de l'habitacle, mais balayé par le courant, à bout de forces, il était sur le point de se noyer quand un certain nombre de bras musclés le repêchèrent in extremis.

Il resta inconscient pendant une demi-douzaine d'heures, et se réveilla pour découvrir qu'il avait été sauvé par une bande de marins d'eau douce qui montaient et descendaient régulièrement la rivière sur une péniche pour transporter du bois de chauffage. Le cœur débordant de gratitude, l'ex-Maire les félicita amplement, de sincères larmes au bout des cils, et leur promit monts et merveilles une fois qu'il serait rentré dans ses moyens et aurait réintégré ses fonctions de Maire dans une ville lointaine qu'ils ne connaissaient malheureusement pas. Comblé par l'apparition de ces amis inattendus (et dont il parlait la langue, pour avoir longtemps voyagé en leur pays), il en oubliait presque de bon cœur la perte irrémédiable de la Conque dans les eaux de la rivière. Il déchanta par contre en découvrant que cette péniche appartenait à une très, très vieille dame, dont les vigoureux marins étaient les employés, et qui se trouvait être la Comtesse Tatarinoff ! (enfin, l'ex-Comtesse)

Imbibé de craintes et de remords, l'ex-Maire s'apprêtait à se jeter à ses genoux pour implorer son pardon quand il s'aperçut que, comme dans une mauvaise blague, elle ne le reconnaissait pas. « C'est vrai, pensa-t-il, la pauvre n'a pas dû avoir le temps de voir mon visage », car il l'avait renversée du pont en une fraction de seconde. Il se jeta donc à ses genoux, mais seulement pour la remercier, et lui raconta partiellement son histoire, en omettant soigneusement les détails qui leur étaient communs (et notamment ce qui concernait la Conque).

La Comtesse (enfin, l'ex-Comtesse), de son côté, après avoir basculé du haut du pont quelques années plus tôt, avait descendu le courant de la rivière quelque temps avant d'être secourue par un marin étranger au chômage, venu chercher du travail pour lui et ses amis dans ce pays. Inondée de gratitude, l'ex-Comtesse, qui avait encore ses papiers sur elle, s'en alla retirer l'argent de ses fonds secrets (ceux qui n'étaient pas mentionnés dans son testament), engagea les marins, racheta une vieille péniche d'occasion et se lança dans le transport de bois de chauffage (avec succès). Elle coulait depuis des jours paisibles à bord de sa péniche, ayant décidé de demeurer morte aux yeux de sa famille, car il lu semblait moins dur d'oublier la Conque et ses fabuleux pouvoirs en changeant complètement de vie. Le vieillissement avait repris son empire sur elle, et elle laissait désormais filer le temps, contente d'avoir pu déjouer la mort pendant quelques mois au moins.

Le tout était maintenant pour l'ex-Maire de récupérer la Conque (car il n'y avait pas renoncé, finalement) sans éveiller les soupçons de la rombière. Il inventa une histoire d'orgue de barbarie très ancien avec lequel il avait fait le tour du continent et, abusant du bon cœur des marins, les persuada de l'aider à reprendre son bien à l'insu de l'ex-Comtesse. C'est ainsi que, de nuit, tandis que l'ex-Comtesse dormait, l'ex-Maire et les marins s'affairèrent à repêcher au fond de la rivière (qui n'était pas trop profonde) la précieuse Conque, qu'ils extirpèrent de l'arrière du fourgon à grand-peine. L'ex-Comtesse, toutefois, ne dormait pas : soupçonneuse à l'égard de cet inconnu que ses marins avaient sauvé des eaux, et certaine de l'avoir déjà vu quelque part, elle l'avait à l'œil et avait épié ses conversations avec eux. Cette nuit-là, alors qu'ils ramenaient la Conque à la surface, sur la berge, elle fit une apparition fulgurante, clamant que cette Conque était à l'origine son bien, et que ce fourbe d'ex-Maire avait tenté de l'empoisonner en versant quelque chose de suspect dans son verre de vin.

Les marins, scandalisés autant que fidèles à leur patronne, saisirent l'ex-Maire et le bâillonnèrent dans un coin avant de terminer leur tâche. Une fois la Conque hissée à bord de la péniche, l'ex-Comtesse, soucieuse de préserver son secret, fit jeter l'unique autre personne qu'elle pensait être au courant des propriétés merveilleuses de l'objet (c'est-à-dire l'ex-Maire) par-dessus bord.

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