QUAND LA CATHÉDRALE PASSERA

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Aujourd'hui nos cieux se voilent. Nos campagnes ne sont plus sûres. Nos champs, laissés à l'abandon, dépérissent et nos routes sont livrées aux bandits de grands chemins. A la tombée de la nuit, nos paysans se calfeutrent dans leurs chaumières, priant pour ne pas se trouver sur le passage des pillards qui ravagent nos contrées. Maintenant nos terres grondent de menaces encore inconnues, et de sombres vents nous apportent chaque jour d'inquiétantes nouvelles des provinces du Nord.

Il y eut des jours meilleurs.

Au temps où la Cathédrale, sertie tel un joyau au cœur des collines du Nord, réglait le cours de nos vies avec la précision familière d'une horloge de salon. Pour beaucoup d'entre nous, d'ailleurs, la Cathédrale était bien moins l'horloge que l'Horloger lui-même. Nos prêtres, de manière générale, étaient enclins à encourager cette version. Pour d'autres, toutefois, elle demeurait une simple horloge, un ingénieux agencement de ressorts et de rouages, astucieux certes, mais le véritable Horloger était ailleurs. Pour ceux-là, la Cathédrale n'était pas l'essentiel : elle n'était guère plus qu'une glose, un commentaire accessoirement pompeux, une note de bas de page aussi colossale que superflue.

Néanmoins, presque tous s'accordaient à lui reconnaître une importance capitale : la Cathédrale, quelles que pussent être nos divergences d'opinion à son sujet, se trouvait au centre de notre existence, aussi bien religieuse que politique, collective que personnelle. Vaste comme une cité, comme incommensurable de clochers, de coupoles et de minarets, la Cathédrale n'était pas dans notre capitale : elle était notre capitale.

Aujourd'hui son ombre plane sur nos vertes vallées, en altérant sévèrement la couleur. Aujourd'hui la Cathédrale passe, gigantesque masse de pierre suspendue entre terre et nuages, sur nos vastes prairies frissonnantes, et nous guettons sa venue dans notre ciel avec une angoisse mêlée d'émerveillement. C'est un spectacle peu commun, que les bergers menant leurs troupeaux à flanc de colline attendent avec impatience, nerveusement, bêtement, dans une sorte de joyeuse terreur qu'ils n'ont pas connue depuis les grands orages de leur première enfance. Ils attendent sa venue avec ferveur, l'acclament en espérant que leur clameur les protègera des chutes de pierre, et constituera leur rédemption. Car c'est un point sur lequel tous les témoignages concordent : la Cathédrale se désagrège, elle s'effondre graduellement tout en traversant le pays, et sème dans les vallées qu'elle survole des statues ébréchées, des balcons décrochés et des bris de verre coloré sur lesquels figurent encore, quelquefois, les mains, les coudes ou les auréoles de nos saints. Aussitôt les bergers qui n'ont pas été broyés sous les décombres s'emparent de ces débris pour en faire des reliques et ceux qui ont péri sous ces averses miraculeuses sont instantanément proclamés martyrs de la foi. Car notre foi s'effrite, elle aussi, jour après jour, et c'est dans de tels moments qu'elle a le plus besoin de martyrs.

Quelquefois, c'est un dôme entier qui se détache et s'abat sur la lande. Nos vallées sont jonchées de ces coupoles en ruine tombées de leur firmament, qui ont parfois englouti dans leur chute la moitié d'un troupeau avec son pâtre infortuné. A présent elles luisent sous la lune, incongrues, comme des collines poussées en une nuit, tandis que la Cathédrale passe sur nos villages endormis avec le souffle rauque d'un mauvais rêve.

On dit que notre Dieu perd de l'altitude. On dit aujourd'hui que d'autres peuples ont inventé d'autres dieux, des dieux meilleurs, plus forts, plus justes, plus humains peut-être. Des dieux d'asphalte, d'encens et de vermeil, des dieux de platine et de sucre d'orge, des dieux qui leur plaisent davantage en somme, et qui nous plaisent à nous aussi, il faut bien l'admettre. Rien d'étonnant à ce que notre Dieu soit en perte de vitesse. Certains parmi nous ont toujours trouvé la Cathédrale trop austère, d'autres la jugent outrancière, trop richement ornementée, plus alambiquée qu'il ne sied à un Dieu de bon goût. Faut-il alors envisager de nouvelles cathédrales, remises au goût du jour, qui nous attireraient davantage et nous montreraient notre Dieu sous un nouvel angle ? Cela voudrait dire que dans la Cathédrale, dans notre lente et douloureuse construction de la Cathédrale, siècle après siècle, nous nous serions trompés.

Châteaux en EspagneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant