L'EGLISE DOUBLE DE CARNEVIE (une aventure de Phil Alexanders -- partie 7)

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Une fine pluie battait les carreaux de sa chambre quand il s'éveilla, le lendemain. Il jeta un coup d'œil par la fenêtre et vit enfin ce qu'il avait tant attendu : au sommet de la colline, sous les nuages grisâtres qui se retiraient déjà, deux clochers parallèles et apparemment identiques. Oubliant la moitié de ses instruments, Phil se précipita par la porte et gravit le flanc de la colline en trombe. Comme il se rapprochait des deux clochers, parfaitement visibles, il sortit ses jumelles pour vérifier deux ou trois choses : tout d'abord, le fameux Capitaine était bien là, assis sur le toit du clocher temporaire, fumant sa pipe d'écume. Deuxième détail : les deux cadrans d'horloge des clochers différaient bel et bien. L'horloge du clocher permanent était, comme il l'avait déjà noté, arrêtée à quatre heures et demie, tandis que la seconde horloge tournait comme en accéléré, les deux aiguilles en mouvement constant, dans la direction habituelle, mais avec une vitesse déconcertante. Presque à bout de souffle, Phil s'escrima à escalader la colline le plus vite possible, pour profiter de l'apparition au maximum.

Il s'affala de tout son long sur le parvis en trébuchant sur une dalle. Déboussolé, il leva les yeux et vit, juste en face de lui, Agathe qui travaillait fébrilement sur son carnet d'esquisses. Au-dessus de lui, les deux clochers se détachaient sur un ciel changeant : les rayons du soleil prenaient le pas sur la grisaille et les averses de la nuit reculaient rapidement vers d'autres régions de la vallée. Une fois remis sur pied, il ramassa un caillou qu'il lança vaguement contre le mur du second clocher : comme la première fois, le caillou disparut, comme absorbé. Il lui vint à l'idée de tenter une nouvelle expérience.

Sans prendre le temps de saluer Agathe, il fonça à l'intérieur du clocher temporaire qui, une fois ses murs traversés, s'évapora de nouveau à ses yeux. Au centre, il fit glisser la dalle qui donnait accès au souterrain et se faufila à l'intérieur en toute hâte : armé de sa lampe-torche, il se contorsionna du mieux qu'il put pour traverser le goulot étranglé et atteindre la première cellule qu'il avait découverte, celle qui, selon ses calculs, devait se trouver à l'intérieur du clocher permanent. Il la retrouva bientôt et, conformément à ses soupçons, y découvrit quelque changement : le plafond de la cellule, fixe lors de sa première visite, était à présent une sorte de trappe coulissante à peu près de la même sorte que celles qu'il avait découvertes par ailleurs. Sans hésiter une seconde, il la fit basculer.

Comme il l'avait prévu, il déboucha cette fois dans la nef de l'église, celle du clocher permanent : aussitôt sorti, il se jeta sur l'escalier vermoulu qui menait aux combles du clocher. Fonçant à travers les multiples rayons de soleil qui striaient par les fissures la cage d'escalier, il manqua une ou deux fois de retomber dans l'ombre par une crevasse dissimulée, il passait fébrilement en revue dans son esprit les interminables successions de théories qu'il avait pu élaborer depuis son arrivée à Carnevie : tous ces souterrains qui ne menaient nulle part, sauf à certains moments précis, où ils ne révélaient pourtant rien de nouveau, tous ces clochers parallèles potentiels, peut-être invisibles, peut-être inexistants, sans véritable fonction, ni présents ni vraiment absents... il en conclut qu'il avait découvert un des culs-de-sac absolus de l'univers, un endroit où l'espace, le temps et la logique même atteignaient finalement leurs limites. Mais dans cet enchevêtrement d'impossibilités, quelle était alors la place du Capitaine ? A cela aussi, Phil aurait bientôt une réponse...

Malgré les marches traîtresses et les toiles d'araignées insidieuses semées sur son chemin, il parvint au sommet sans trop de difficulté. Comme la première fois, toute la vallée, ainsi que les deux hameaux paisibles s'étendaient à ses pieds, si ce n'est que cette fois-ci, le second clocher se dressait impérieusement face à lui, solide comme une évidence, comme s'il avait de tous temps été là. Phil passe la tête par la haute fenêtre pour apercevoir le toit de l'autre clocher : en effet, la silhouette assise sur les ardoises est toujours là. De minuscules nuages s'échappent au-dessus d'elle, probablement en provenance de sa pipe. Phil voulait cependant en avoir le cœur net : s'agrippant comme il peut aux solives qui soutiennent la toiture, il grimpa avec agilité (car il était aussi alpiniste à ses heures perdues) jusqu'à une petite brèche dans le rideau d'ardoises. Elargissant un peu l'ouverture, il émergea sous le ciel indécis dont l'épaisse chape de grisaille n'en finissait plus de se retirer.

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