On ne manqua pas d'expressions de surprise, de perplexité, voire de raillerie pour réagir à un tel constat, toutefois Phil Alexanders, sans rien perdre de son assurance, remit illico ses tâcherons à l'ouvrage. D'une main sûre et ordonnée, il disposa quelques larbins de part et d'autre des traces de couleur et fit placer des plots de chaque côté afin de délimiter la largeur de la route. Les assistants de Phil prirent conscience du danger en voyant se dessiner sur le sol, alors même qu'ils posaient les balises et la corde, d'autres traces de pneus plus ténues, que d'autres véhicules invisibles imprimaient en repassant dans les premières flaques rouges. Grâce au système de repérage de Phil, ils voyaient pour la première fois de leur vie une autoroute invisible, sur laquelle se déplaçaient des voitures tout aussi invisibles, que seules de fugaces traces de pneus colorées permettaient d'identifier. En quelques minutes, à l'aide de leur matériel, ils purent délimiter la trajectoire de l'autoroute sur une dizaine de mètres, au prix pourtant d'une grande vigilance de Phil, sans cesse occupé à rappeler à l'ordre de petits curieux qui essayaient de passer la main dans la zone interdite, entre les plots et les cordes, persuadés qu'il y avait un truc.
Chacun fut libéré à midi, excepté Phil qui, conscient de l'importance de sa découverte, avait du pain sur la planche. Il savait en effet que résoudre le problème n'allait pas être simple : la seule solution pour sécuriser une autoroute invisible, et empêcher toute collision entre elle et les êtres visibles, était de la délimiter dans son intégralité, le plus rigoureusement possible. Une telle entreprise pouvait prendre des mois, des années, et allait requérir des moyens considérables. Heureusement, Phil Alexanders pourrait comme de coutume employer son immense fortune à remédier au problème.
Quelques centaines de coups de téléphone plus tard, tout semblait fin prêt : à la tête de huit équipes de quatre à six hommes (et femmes) chacune, tous munis de ballons gonflés de peinture, de plots et de kilomètres de corde, Phil se lança dans sa grande tentative de cartographier l'autoroute invisible. Ce qui n'allait pas être une mince affaire. Les différentes équipes se dispersèrent progressivement dans les deux directions que prenait l'autoroute, semant çà et là, tous les cinq ou six mètres, de petits ballons qui éclataient spontanément. Suivant le tracé des pneus qui apparaissait ainsi, ils balisaient de plots et de corde la largeur de l'autoroute, tout en se tenant à distance respectueuse, pour ne pas finir eux-mêmes en flaques rouges. Les voitures invisibles devaient être incroyablement véloces : la violence des impacts laissait à penser qu'elles se déplaçaient à une vitesse dépassant de loin celle des voitures visibles. Sans doute leur invisibilité les dotait-elle, par on ne sait quelle obscure formule de physique, d'une moindre résistance à l'air, mais Phil, n'en sachant pas bien long pour le moment, se refusait à toute conclusion dans ce domaine.
Les premiers jours de marquage de l'autoroute se déroulèrent sans incident notable : tout au plus le pique-nique de l'un ou de l'autre finit-il par mégarde en bouillie sous la pression des pneus invisibles, ainsi qu'une ou deux paires de lunettes malencontreusement posées dans l'herbe, ou encore un appareil photo tombé d'une poche rencontra-t-il une fin précoce et impromptue. En tout cas, rien de bien sérieux. Les travailleurs recrutés par Phil s'en donnaient à cœur joie, tout impatients et émerveillés par leur tâche inhabituelle, pris de frissons à l'idée de mettre au jour quelque chose que nul, dans toute l'Histoire de l'Humanité, n'avait jamais vu (et pour cause). Le travail quotidien tenait pour eux à la fois de la fouille archéologique, de la sécurisation de chantier et du bac à sable ; quand on interrogeait Phil Alexanders, en revanche, il se bornait à répéter qu'il ne s'agissait, au final, que d'une entreprise de signalisation. L'autoroute qui traversait les Landes était, selon lui, « latente », et ne se manifestait qu'en de rares occasions, lorsqu'un impact se produisait : le but poursuivi était de la rendre intégralement manifeste, identifiable, repérable, de manière à éviter les accidents à l'avenir.
On ne peut pas vraiment dire que cette affaire rendit Phil célèbre : il est certain qu'elle attira l'attention sur lui de diverses façons, le présentant parfois (rarement) comme un archéologue ou un genre de scientifique un peu original, mais le plus souvent comme un illuminé aux fantasmes onéreux, ou bien, pire encore, comme l'auteur d'un canular aussi grotesque qu'élaboré s'étendant sur plusieurs kilomètres. Sa répugnance face aux appareils photo ne l'aidait pas à se forger une image : les rares clichés valables de lui qui furent publiées dans la presse à cette époque ne montraient qu'une maigre silhouette un peu distante, penchée sur des rangées de plots coniques, ou un profil numismatique, pris à contre-jour, qui ne laissait apercevoir que les contours de la tête et masquait le visage.
L'énergique publicité qui se déployait autour du chantier de l'autoroute invisible n'était guère pour lui plaire, les journalistes curieux et leurs interprétations farfelues jetant plus de doute que de lumière sur son travail, aussi se dérobait-il dès que possible aux contacts avec le public. Lorsqu'une équipe de presse était annoncée sur le chantier, il revêtait le casque et la chemise de travail de ses tâcherons, et se fondait parmi eux ; quand un journaliste croyait le reconnaître, il lui indiquait une personne quelconque dans la masse mouvante du chantier en disant que cette personne était le véritable Phil Alexanders.
Il s'en tirait bien la plupart du temps, mais les journalistes étaient rusés, eux aussi, et les ouvriers de Phil n'étaient pas aussi insensibles que lui à la gloire de leur ouvrage. Ainsi se diffusèrent plusieurs versions contradictoires de la découverte de l'Autoroute Invisible, et différentes définitions de ce qu'elle était vraiment : certains affirmaient avoir découvert la chose par eux-mêmes avant d'en avertir Phil Alexanders, d'autres disaient que tout avait commencé par la mort horrible d'un berger qui avait des liens de parenté avec lui (double mensonge, puisque d'une part Phil n'avait aucun parent berger, et d'autre part l'Autoroute n'avait tué jusque-là que des moutons).
Deux ou trois d'entre eux semèrent davantage le trouble en prétendant que l'on n'était pas encore vraiment sûr qu'il s'agissait bien d'une autoroute, et un travailleur anonyme avoua même sans honte qu'il n'y croyait pas du tout, mais trouvait le chantier amusant. Adoptant la même stratégie que Phil, quelques journalistes roublards s'habillaient en ouvriers et investissaient différentes zones du chantier, pour interroger les équipes de marquage et photographier les mystérieuses traces rouges. Les seuls à ne pas vraiment s'intéresser à la question étaient les moutons eux-mêmes, pour qui les autres pâturages étaient tout aussi savoureux que ceux de la vallée qui leur était maintenant interdite. De temps à autre, du haut d'une colline, ruminant de bon cœur, ils jetaient un œil absent sur le chantier qui s'agitait au loin, en se disant que de toute façon, tant qu'il y aurait de l'herbe...
Dans l'œil du cyclone, au cœur de toutes ces turpitudes et tergiversations, Phil Alexanders ne perdait pas le Nord : la nuit, dans son bureau (ou plutôt sa chambre d'hôtel), il continuait à réfléchir au problème et à théoriser l'autoroute invisible, en analysant au plus près les moindres faits qu'il avait pu recueillir dans la journée. Par exemple, cette hypothèse : si l'autoroute invisible demeurait cachée aux yeux de ce monde, ce monde devait également demeurer caché aux yeux des voyageurs de l'autoroute. Comment, autrement, expliquer la violence des chocs, à moins d'invoquer une abominable cruauté de la part des voyageurs invisibles, qui percuteraient les moutons à pleine vitesse simplement par goût du carnage ? Il était évident, d'après les calculs de Phil, que les voyageurs n'avaient pas eu le temps de freiner avant d'entrer en collision avec les animaux, probablement parce qu'eux non plus, ne les avaient pas vus arriver. En revanche, sur bon nombre de points il refusait de se prononcer : l'autoroute menait-elle vers des villes invisibles, comme le prétendaient déjà certains journalistes ? Rien n'était moins sûr : personne n'avait encore étudié d'autoroute invisible auparavant, comment alors être sûr qu'une telle autoroute fonctionnait comme les autoroutes visibles, et servait les mêmes fins ? Peut-être cette autoroute conduisait-elle à autre chose que des villes, à des endroits visibles même, pourquoi pas, ou bien peut-être ne menait-elle à aucune destination particulière, peut-être n'existait-elle finalement que pour elle-même, tout était envisageable.
VOUS LISEZ
Châteaux en Espagne
Short StoryUne série d'histoires sur des lieux étranges, mystérieux, mythiques ou légendaires, qui n'existent parfois que dans l'imagination de l'auteur.