L'ÎLE ÉVADÉE

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Vous voici arrivés bien loin dans votre course folle. Vous voici perdus au cœur d'un océan sans nom. Arrêtez-vous un instant, soufflez un peu, et regardez où vous en êtes. Après tout ce chemin parcouru, toute cette distance que vous vous êtes efforcés de mettre entre vous et moi, qu'avez-vous réellement accompli ? Ce que vous avez créé ici vous semble-t-il vraiment meilleur, plus pur, plus honorable que ce que vous avez laissé là-bas, à trois mille lieues derrière vous ? Vous croyez sans doute que ce que vous avez aujourd'hui vaut mieux, de toute façon, que la vie que vous meniez sur le continent, cette vie corrompue, usée, avilissante que vous vouliez désespérément quitter. Vous croyez sans doute que rien ne peut être pire, et que, quoiqu'il puisse arriver, recommencer ici vaut mieux que continuer là-bas. Êtes-vous sûrs d'avoir suivi le bon chemin ? Êtes-vous sûrs d'avoir réellement laissé derrière vous ce qui vous tourmentait le plus ? Oui, je vous le demande, dans votre sublime effort de rebâtir au milieu de cet océan votre vie sans ratures, êtes-vous sûrs de m'avoir définitivement semé ?

La vie était-elle vraiment si mauvaise sur ce pauvre vieux continent ? Vous vous souvenez pourtant de ces dimanches après-midis dans le salon, où vous fumiez tranquillement vos pipes en lisant l'édition du dimanche et en vous disant que tout de même, vraiment, le pays allait à vau-l'eau, les gens devenaient de plus en plus fous, de plus en plus mesquins, tout allait de plus en plus mal, et finalement, quel monde alliez-vous léguer à vos enfants ? Vous vous disiez dans vos barbes, tout en sirotant vos cocktails dans vos jardins pompeux, qu'il fallait faire quelque chose, mais quoi ?

Étiez-vous responsables de ce qui se passait ? Que pouviez-vous faire pour changer les choses ? Vous vous êtes longtemps gratté la tête en mâchonnant vos biscuits ou votre carré de chocolat, à vous demander s'il existait une solution. Vous en êtes tous arrivés à la même conclusion. Vous pensiez que rien n'était plus possible sur ce vieux continent vermoulu, croulant sous ses propres vices et qui risquait de vous contaminer, vous aussi, à longueur de temps. Vous aviez peur de cela, de ce qui pouvait un jour vous arriver, et de me voir de plus en plus souvent rôder sous vos fenêtres, alors il vous est venu l'idée de vous enfuir.

Vous vous êtes rassemblés pour examiner toutes les possibilités. Il était envisageable de vous retirer dans une petite colonie secrète, une petite citadelle perdue que vous vous seriez construite quelque part à la lisière du continent, près de quelque chaîne de montagnes inaccessible ou de quelque finistère ouvert aux vents du lointain. Mais le vent de la peste continentale s'y serait mêlé tôt ou tard, et vous auriez dû fuir à nouveau. Non, ce qu'il y avait de mieux à faire, c'était de vous trouver un navire et de vous embarquer tous ensemble, de quitter cette terre maudite une fois pour toutes.

C'était une riche idée : vous chercheriez ensuite une autre terre, plus accueillante, plus fertile, et vous pourriez tout y recommencer sans craindre d'être rattrapés par la pourriture du continent. Pourquoi n'avez-vous pas voulu m'emmener ? Pourquoi vous être embarqués en secret, par une nuit sans lune, sans même prendre le temps de regarder une dernière fois derrière vous ? Croyiez-vous que vous partiriez à mon insu ? Croyiez-vous me laisser ainsi en arrière, si facilement, et ne jamais me revoir ? Voyageurs imprudents, pourquoi m'avez-vous abandonné ?

Vous aviez pourtant sous-estimé la puissance de l'habitude. Vous avez commencé votre voyage pleins de bonnes intentions, les poumons gonflés d'air marin, les yeux enflés de soleils couchants et de nuages fantastiques et trompeurs. Vous croyiez vous en tirer à si bon compte. Mais très vite, vous vous êtes mis à fumer vos pipes sur le pont, quand vous ne les aviez pas oubliées dans vos jardins, en vous demandant ce qu'il pouvait y avoir dans l'édition du dimanche, et vous avez ressenti, sans oser vous l'avouer vraiment, votre premier regret. Vous ignoriez alors que j'étais déjà du voyage, juste sous vos pieds, quelque part entre le plancher du pont et la coque. Et vous vous êtes mis à passer vos soirées sur le pont ou dans les petits salons cossus que vous vous étiez ménagés sur le bateau, à déclamer des vers que vous composiez vous-mêmes entre la pipe de cinq heures et l'heure du dîner, et à refaire le monde selon des théories brumeuses que vous élaboriez entre le petit déjeuner et la pipe de onze heures, en essayant de ne pas trop penser à ce qui pouvait se tramer sur le vieux continent.

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