À l'école, Benoît Cordonnier s'intéressa beaucoup au Moyen-Âge. Dans ses livres scolaires, il découvrit énormément de choses sur les châteaux et les gens qui y vivaient, et comment on les construisait, et pourquoi. Il se demanda si son Château avait déjà été assiégé, par les Ostrogoths ou les Wisigoths par exemple, et s'il avait été pris. Il se demanda si son Château avait été restauré, et par qui. Il posa beaucoup de questions au professeur sur les châteaux, d'ailleurs il restait souvent après la classe pour lui demander s'il y avait encore beaucoup de gens qui possédaient des châteaux, et comment ils vivaient, et est-ce qu'on les assiégeait encore, et est-ce qu'il y avait encore des oubliettes, et des gens dans les oubliettes, et pourquoi. Mais le professeur se lassait vite de toutes ces questions et mettait Benoît dehors, alors Benoît se rendit compte que les livres étaient des sources d'information beaucoup plus fiables (et patientes).
Il étudia des cartes d'Espagne et apprit comment les Espagnols vivaient, comment ils faisaient souvent la fête jusque tard dans la nuit (pas étonnant qu'Arlequin ait habité là-bas, pensa-t-il), mais ses parents insistaient pour qu'il continue de se coucher à neuf heures du soir, même si les Espagnols voyaient les choses différemment. À l'école, il promettait souvent à ses copains de les emmener un jour en vacances avec lui dans son Château, mais l'Espagne était loin, et ses parents n'avaient pas beaucoup de temps, alors ils allaient en vacances à la plage qui était tout près.
Et sur la plage, le petit Benoît disparaissait parfois des heures durant, caché au fond d'un grand trou, occupé à creuser des fondations, des douves, des fossés, des tunnels, à modeler des passerelles, des mâchicoulis, des donjons, des tourelles, et à promener entre ses murs de sable de petits personnages formés de brindilles et de coquillages. Il vécut de grands moments ainsi, comme la Libération de Cervantès par le roi Arlequin Ier, ou le siège du Château par les Wisigoths, ou encore le Retour du Prince Benoît Ier dans le Château de ses ancêtres. Chaque nuit, ou parfois le soir sur fond de coucher de soleil ronflant, la mer montait et faisait fondre dans le tourbillon de ses vagues les tourelles et les mâchicoulis, et chaque matin, il retournait à l'ouvrage et rebâtissait son Château, toujours plus grand, toujours plus flamboyant, et toujours un peu différent, mais toujours bien le même. Il ignorait alors qu'il allait faire la même chose à peu près toute sa vie.
Quand il n'était pas en vacances, le temps était bien long pour Benoît. Heureusement, il y avait aussi les voyages scolaires, qui étaient un peu des vacances déguisées, en somme. Un beau jour, la classe visita un château d'eau, dont le nom seul faisait rêver à l'avance le petit Benoît, mais lorsqu'il vit de quoi il s'agissait il fut légèrement déçu. Il s'intéressa tout de même à la visite, curieux de savoir comment l'eau qui se trouvait si loin dans le sol pouvait remonter jusqu'en haut de la tour.
Un autre jour, ils visitèrent un véritable château médiéval, avec des douves et des tourelles, et des mâchicoulis et un chemin de ronde, mais quand Benoît expliquait à ses copains qu'un jour il avait construit exactement le même donjon ou la même passerelle sur la plage, ils lui riaient au nez. Pourtant, Benoît avait bien le sentiment de reconnaître certains endroits du château, comme s'il y était déjà venu cent ou cinq cents ans auparavant, et il était persuadé d'avoir moulé dans le sable l'exacte réplique de cette cour intérieure, ou au moins de cette tour là-bas derrière. On lui expliqua que la première pierre de ce château avait été posée en 1123, et il voulut savoir de quand datait son propre Château, mais ses parents ne purent le lui dire. Son père voulut lui expliquer d'autres choses, mais sa mère leur dit de changer de sujet. Bref, personne ne connaissait l'âge du Château. En tout cas, il était très vieux, peut-être même plus vieux que ça encore. Ce fut la visite la plus passionnante de toute la jeune vie de Benoît Cordonnier.
Bien sûr, ensuite, il fallait retourner dans l'enceinte des murs de l'école, où tous les enfants s'ennuyaient ferme, même lorsqu'ils se couraient après en criant dans tous les sens et en ayant l'air de s'amuser. Benoît, lui, ne s'ennuyait pas, ou du moins il ne s'ennuyait plus depuis qu'il avait remarqué à quel point les bâtiments de l'école, situés au pied du clocher de l'église, ressemblaient aux bâtiments de la cour intérieure d'un château fort au pied de son donjon. Il se plaisait à voir son petit monde ainsi, et se mit à mener des enquêtes minutieuses le long des murs de l'école pendant les récréations ensoleillées, dans l'espoir de trouver une trace de quelque chose, un vestige de la longue histoire du Château, peut-être même l'entrée d'un passage secret et, qui sait, dans l'un des murs de l'école, le cachot secret où Cervantès fut emprisonné.
À ses copains qui venaient lui demander ce qu'il fabriquait, il répondait par les histoires les plus abracadabrantes, et parvenait à les convaincre, grâce à cette fabuleuse logique qui règne dans l'imagination des enfants, que l'on est « toujours un peu dans un château partout, si on veut ». Et il s'inventait les légendes les plus improbables, certifiant à Grégoire ou à Thomas (qui demandait encore à voir) que le Directeur de l'école possédait, dans un tiroir caché de son bureau, une clé secrète qui ouvrait une seconde porte à l'intérieur du cagibi où on envoyait les cancres lorsqu'ils dérangeaient la classe, et que cette porte menait dans les catacombes du Château. Les cancres ne s'en étaient jamais rendu compte, parce que c'étaient des cancres. Oui, parce qu'un château n'a pas besoin d'être complètement visible, au contraire, c'est même mieux s'il est caché et difficile d'accès, c'est d'autant plus difficile de l'assiéger. L'école n'était sûrement que la partie visible de l'iceberg, le masque en surface d'un immense château souterrain (et le Directeur devait être aux ordres du Seigneur du Château, d'ailleurs l'école n'avait sans doute pour but que de former de nouveaux soldats pour grossir ses armées). Mais si, voyons, il devait bien exister des châteaux souterrains !
Les autres enfants étaient presque tous emballés par les étonnantes connaissances secrètes de Benoît, mais même s'ils se laissaient séduire, ils revenaient toujours sur terre au coup de sifflet à la fin de la récréation. Benoît, lui, continuait à chercher des trappes camouflées et des passages secrets jusque dans la salle de classe. Un matin, le professeur le trouva même en train d'arracher une dalle du carrelage à l'aide d'un tournevis emprunté dans la boîte à outils de son père. Lorsqu'on l'emmena se justifier dans le bureau du Directeur, Benoît, persuadé que le Directeur le ferait jeter aux oubliettes s'il disait la vérité, n'osa pas avouer qu'il pensait trouver l'entrée d'un tunnel caché sous le carrelage de la salle de classe.
VOUS LISEZ
Châteaux en Espagne
Short StoryUne série d'histoires sur des lieux étranges, mystérieux, mythiques ou légendaires, qui n'existent parfois que dans l'imagination de l'auteur.