LES COUREURS DU MONT ANTHÈNE

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Except for the point, the still point,
There would be no dance, and there is only the dance.

T.S. Eliot, Four Quartets.

On dit qu'au temps de la Grèce mythique, les mortels qui souhaitaient s'attirer les faveurs des dieux allaient courir autour du Mont Olympe, pour prouver leur valeur. Ils couraient parfois longtemps, des mois, des années, pour obtenir ce qu'ils désiraient, et encore, les dieux ne répondaient pas toujours. Mais si les dieux daignaient finalement baisser les yeux sur eux, ils les comblaient de bienfaits pour récompenser leurs efforts. Naturellement, tout cela n'est que mythologie. Ce genre d'histoire a traversé l'histoire des hommes de siècle en siècle, parce que nous avons besoin de croire en quelque chose, besoin de nous dire que nous ne courons pas pour rien, que tous nos efforts ici-bas ne sont pas vains, et qu'il y a une récompense au bout de la course. C'est sans doute pour cette raison qu'il y a tant de coureurs autour du mont Anthène.

On dit que le mont Anthène exauce les vœux. Au commencement, ce n'était qu'un petit tumulus, à peine une colline, lisse et verdoyante, au beau milieu d'une vaste plaine déserte où il ne pleuvait presque jamais. On dit qu'un matin, il y a bien longtemps, un promeneur qui voulait fuir un moment ses ennuis s'aventura au pied du mont. Criblé de dettes, le malheureux était venu oublier ses soucis et chercher quelque repos, l'espace d'une matinée, dans la vallée ensoleillée, et voyant soudain apparaître devant lui le mont, il le trouva très beau. Il s'y attarda quelques heures, heureux de se trouver là, et en fit plusieurs fois le tour, le contemplant de tous les côtés. Finalement, il soupira, car il devait retourner à sa vie oppressante, et à toutes ses inquiétudes quotidiennes. A regret, il s'éloigna du mont et retourna vers la ville, où l'attendaient ses soucis. Du moins le croyait-il, car lorsqu'il rentra chez lui, à sa grande surprise, il se trouva plus riche que Crésus. Depuis lors, le mont a la réputation de réaliser les souhaits de ceux qui en font plusieurs fois le tour.

Le mont Anthène a donc très vite commencé à attirer des quatre coins du pays des badauds, des rêveurs, des oisifs, des désespérés, bref tous ceux qui avaient du temps à perdre dans l'attente de quelque chose de meilleur. Dans les premiers temps, on voyait chaque jour cinq ou six coureurs tourner autour du mont, patiemment, en rythme, avec entrain. Ils couraient, en effet, car ils pensaient ainsi atteindre plus vite à la récompense. Puis, peu à peu, au fil des années, depuis des contrées de plus en plus reculées, d'autres rêveurs sont venus grossir les rangs des coureurs du mont: bientôt, ils étaient une vingtaine, puis une cinquantaine, puis une centaine à graver leurs empreintes dans la terre amollie de la verte vallée. Le mont fut rapidement encerclé de sillons concentriques, tracés dans le sol par les foulées des coureurs, qui avaient tout laissé derrière eux dans l'espoir d'obtenir quelque chose du fameux mont des miracles. Et comme ils n'avaient plus rien à perdre, ils restaient aussi longtemps qu'il le fallait. Des mois, des années parfois.

Car il demeure une énigme autour du mont Anthène : personne n'a jamais su au juste combien de fois le premier promeneur avait fait le tour du mont. Sans doute le nombre n'était-il pas bien grand, puisqu'il s'est contenté de marcher, et qu'il lui a fallu moins d'une journée pour obtenir sa récompense. La chance des débutants. Mais pourquoi, alors, certains coureurs doivent-ils passer cinq ans, dix ans, vingt ans ou plus autour du mont ? On pense simplement que le nombre de tours à faire est différent pour chacun. C'est peut-être pour cela que certains ont couru plus de trente ans, tandis que d'autres arrêtaient au bout de quelques semaines, ou même quelques jours. Toutefois, il est difficile d'en savoir plus, car ceux qui ont cessé de courir ne parlent pas, soit pour ne pas révéler leur vœu, soit par honte d'avoir abandonné, ou peut-être encore par déception. Les anciens coureurs gardent leur secret, et le mont Anthène avec eux.

Il y a aujourd'hui plusieurs milliers de coureurs autour du mont, qui forment un cyclone sombre et grouillant dont le mont demeure l'œil stable et inébranlable. Par milliers, les coureurs s'empressent, s'essoufflent, trébuchent et se piétinent les uns les autres, impatients d'arriver, refusant de ralentir ou de s'arrêter. Il y eut un temps où chacun allait à son propre rythme pour faire le tour du mont, et certains le faisaient même en marchant, le plus calmement du monde, persuadés que le promeneur avait autrefois réussi justement parce qu'il avait pris son temps et, sans impatience aucune, fait confiance au mont. Au milieu de ceux qui s'échinaient à courir de tous leurs poumons, ils progressaient à pas lents, mesurés, chenilles sereines assurées qu'aussi lentement qu'elles pussent aller, elles finiraient par se changer en papillons. A présent, ce n'est plus possible : il y a tant de coureurs empressés, et qui mettent dans leur course une telle fureur, qu'il y aurait danger à ralentir la cadence au beau milieu de la mêlée. Ceux qui s'y risquent aujourd'hui n'ont pas le temps de finir leur course. Plus le temps passe, plus le rythme devient effréné: sans cesse, de jour en jour, les coureurs accélèrent, leur nuée se précipite, et les anneaux qu'ils forment gravitent toujours plus vite autour du mont qui, tel autrefois Saturne ses enfants, les dévore inexorablement.

La plaine jadis arcadienne où s'élève le mont est aujourd'hui dévastée : les coureurs ont crû et multiplié, et leur nombre augmentant sans cesse a considérablement modifié le paysage. Les sillons qu'ils ont creusés dans le sol se sont transformés en fossés profonds, qui s'enfoncent un peu plus encore chaque jour sous la pression de milliers de pas enragés. Les fossés sont déjà si vastes que sans eux, le mont semblerait trois fois moins haut, et ils continuent de s'accroître avec la course. La piste dans laquelle se pressent les coureurs, au fond des fossés, est glissante et boueuse, et les coureurs y tombent bien souvent, se blessent, et repartent en boitant, s'efforçant de ne pas penser à la douleur. Les fossés sont traîtres : on y bute sur des pierres, des racines, des ossements aussi, derniers vestiges d'anciens coureurs qui sont allés jusqu'au bout. Dans certaines régions, on y trouve des bourbiers si vaseux que les coureurs s'y enfoncent comme en des sables mouvants, parfois pour ne pas en réchapper. Le fossé le plus périlleux est sans doute le plus proche du mont, puisqu'il s'enfonce plus profondément sous la terre que tous les autres, et a exhumé dans ses ténèbres les pires immondices que l'on puisse imaginer. Malgré cela, les coureurs s'affrontent, s'entretuent pour y parvenir : ceux des cercles extérieurs escaladent les parois de leurs fossés pour pouvoir se jeter dans le premier fossé et y continuer leur course. Le premier fossé est ainsi également le plus encombré, car les coureurs se fatiguent, et le fossé le plus proche du mont est aussi celui où les tours sont les moins longs. Beaucoup de coureurs meurent d'épuisement ou sont tués chaque jour dans les fossés qui entourent le mont Anthène, la plupart dans le premier fossé, qui est le plus convoité. En dépit de ce grand malheur et de toutes leurs difficultés, les coureurs poursuivent leur course, résolument, comme autant de fidèles attendant que la révélation descende de la montagne. Qui sait ? S'il existe bien un génie ou une divinité sur le mont Anthène, il ne peut pas se contenter d'être éternellement spectateur.

Ceux qui veulent se mettre à courir aujourd'hui doivent commencer si loin du mont qu'ils ne le voient même pas. Il y a désormais tant de coureurs qu'il faut pour les rejoindre prendre place aux confins de la vallée, et ensuite ruser, une fois entré dans les fossés, pour passer de cercle en cercle et se rapprocher du mont, de manière à faire des tours moins longs. Mais la violence augmente avec chaque fossé, et plus on s'approche du mont Anthène, moins on a de chances de rester en vie jusqu'au bout de la course. C'est pourquoi je reste dans le huitième fossé. Certes, il y a bien des fossés plus courts, mais dans ce cercle au moins, les coureurs ne s'entretuent pas encore. On dit qu'à partir du septième, la guerre commence, et qu'il vaut mieux courir avec une pierre tranchante ou un bâton. Même si mes tours sont plus longs que ceux des fossés intérieurs, je me contente de mon sort, et je ne chercherai pas à aller plus près du mont. Il doit bien tous nous voir là où nous sommes. D'ici quelques mois, tant de nouveaux coureurs tenteront de rejoindre notre fossé qu'il faudra bien nous défendre; à ce moment-là, peut-être céderai-je la place. Oui, je partirai sans doute vers le neuvième fossé, que m'importe de faire des tours un peu plus longs, tant que je puis continuer ma course.

Je ne sais plus pourquoi je cours. J'ai oublié mon vœu. Je suppose que ma vie n'était pas très facile avant que j'entende parler du mont. Mais si je m'arrête maintenant, ce sera pire. Non, vraiment, je ne voudrais pas avoir fait tout cela pour rien.

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