Plusieurs fois, bien sûr, il essaya de se distraire. Il commença même, un été, à faire de l'équitation, mais au bout de quelques semaines il fit une chute et se foula la cheville. Une autre fois, pendant les vacances d'été, il visita la Hollande avec Sophie, mais il n'y trouva que des moulins qui ne tournaient plus. D'année en année, de petits imprévus liquidaient régulièrement ses maigres économies, et il fallait remettre l'expédition en Espagne à plus tard. Mais Benoît Cordonnier était patient. Et un jour, un petit Cordonnier vint au monde, repoussant de plusieurs années toute possibilité de voyage.
Benoît était heureux tout de même, et avec Sophie s'occupa du nouveau-né. Il profita de ces quelques années d'immobilité pour apprendre un peu d'espagnol pendant ses vacances. Car il comptait bien aller s'établir au Château à l'heure de sa retraite. Il y pensait souvent au travail, enterré jusqu'au cou dans les dossiers en retard, quand ses collègues l'appelaient « le Châtelain » ou « Monsieur le Marquis », et lorsqu'il faisait des heures supplémentaires et se retrouvait tout seul le soir dans les bureaux, il faisait des projets. Pliant soigneusement les enveloppes des courriers de rappel à la lueur de sa lampe de bureau, il s'imaginait envoyant des courriers au Château, que des majordomes fantômes liraient avec attention, et dans lesquels il donnerait des consignes de préparation pour le jour de son arrivée. L'idéal eût été qu'on lui renvoyât une liste complète de toutes les salles du Château avec leurs usages respectifs, de la sorte il eût pu donner des instructions précises. Naturellement, ce n'étaient là que rêveries solitaires, mais il se peut bien qu'une ou deux fois, il ait vraiment envoyé des courriers au Château.
Et puis les soirs, dans les couloirs vides et ensommeillés du Trésor Public, il déambulait tout seul, s'enveloppant dans les recoins sombres où il était facile de rêver une porte, un passage ou une grotte menant sous terre, dans des galeries obscures et interminables, éclairées à la torche, et qui traverseraient tout le pays pour mener enfin aux souterrains du Château. D'ailleurs, il ne se limitait pas au bureau : c'était pratiquement chaque fois qu'il se retrouvait seul dans une pièce, quand le vide alentour n'opposait aucune autre opinion, aucune résistance à sa recherche qu'il rêvait dans les murs, les plafonds, les planchers des trappes coulissantes menant vers des cavernes à la fois inconnues et familières. Lorsqu'ils allaient au musée, au restaurant, au théâtre, ou visiter des parcs, des expositions, il trouvait toujours le moyen de laisser Sophie et le petit seuls quelques minutes pour s'isoler dans une salle ou un recoin discret, et scruter les murs. Il n'espérait pas vraiment trouver un passage, mais il aimait se laisser aller à la rêverie, à la divagation, et si soudain, juste là-derrière... Il en parlait moins à Sophie depuis la naissance du bébé, mais ses rêves devenaient de plus en plus captivants : il passait souvent des nuits entières, une torche à la main, à arpenter les immenses souterrains du Château en quête d'indices, de réponses à ses innombrables questions.
Mais de toutes les choses qu'il pouvait voir, c'était surtout l'opéra qui le fascinait le plus. Sophie avait décidé de prendre un abonnement en début d'année, et comme ils aimaient vraiment beaucoup le spectacle, il se réabonnèrent l'année suivante, puis encore l'année suivante. Les premières années, ils laissaient le petit en garde chez ses grands-parents, puis lorsqu'il fut assez grand, ils l'emmenèrent avec eux. La plupart du temps, il s'ennuyait, et Sophie elle-même, quoiqu'elle appréciât beaucoup l'opéra, s'endormait quelquefois sur son siège.
Benoît Cordonnier, lui, par contre, ne s'ennuyait jamais. Il restait des heures durant, les yeux écarquillés, oreilles grand ouvertes, à boire littéralement le spectacle qui s'offrait à lui. Car lorsqu'il ressortait de la salle d'opéra et rentrait à la maison, la tête pleine de mélodies emportées et de personnages bariolés, il avait le sentiment profond de mieux comprendre à quoi la vie dans le Château devait ressembler. Il n'avait jamais pu s'imaginer la vie des gens au Château comme la vie des gens ordinaires : s'il y avait une vie au Château, elle devait ressembler à un opéra, les héros, les rois, les comtesses devaient s'y mouvoir comme les gens de la scène, avec une lenteur d'aquarium à tel moment, et traversant soudain la salle comme des comètes l'instant d'après, toujours entourés d'une mélodie ou d'échos d'instruments lointains. Oui, la vie au Château devait avoir ce côté romancé, excessif et même un peu artificiel des grandes productions d'opéras, car les choses qui s'y étaient passées, qui s'y passaient encore peut-être, ne pouvaient exister, ne pouvaient être vécues sur un autre mode. Il ne pouvait imaginer l'histoire du Château autrement qu'accompagnée d'une musique un peu sourde, indistincte, mais grandiose, qui serait comme jouée derrière ses murs. De sorte que lorsqu'il allait voir Don Giovanni, La Flûte Enchantée ou les Contes d'Hoffmann, il applaudissait moins l'œuvre et ses interprètes que le magnifique tableau mouvant de son propre Château qu'ils lui présentaient, qu'ils l'aidaient, en quelque sorte, à mieux entrevoir.
Il ne savourait pas vraiment les opéras en eux-mêmes, mais plutôt le reflet, tantôt précis, tantôt fuyant, du grand opéra fantôme qu'il avait en tête et qui se tramait éternellement dans son Château lointain. Il prenait certains passages qui convenaient très bien à l'atmosphère qu'il imaginait, en rejetait d'autres, s'exaltait à certains moments, mais toujours, Leporello, Kleinsach ou Marguerite finissaient dans les méandres de son Château, où ils revivaient inlassablement des versions un peu confuses et abstraites de leurs propres histoires, mêlées à celles que son père lui avait autrefois racontées sur les rois, les reines et les héros qui avaient habité le Château. En fin de compte, si Benoît Cordonnier allait si souvent à l'opéra, c'était surtout pour nourrir et peupler son Château, et pour noircir de ses idées plusieurs pages de ses volumes de notes en rentrant à la maison.
Tous ces personnages célèbres prêtaient leurs voix aux grands drames historiques qui s'étaient noués dans son Château à travers les siècles, et il hallucinait de longues nuits à errer dans les galeries de portraits, à voir de temps à autre le spectre d'une grande dame fuir dans un rayon de brume le spectre d'un grand seigneur qui chantait en la poursuivant, à fouiller les débarras hantés et les greniers grinçants, il se voyait échapper à des armées en furie dans des tunnels obscurs, traversant les catacombes silencieuses, saluant à la lumière de sa torche le spectre de Cervantès en passant devant son cachot. Et toujours, quand il revenait à la surface, il voyait le vieil Arlequin, perché sur les remparts ou à la fenêtre d'une tour, dansant et pirouettant comme un désossé, et riant aux éclats, d'un rire sauvage et silencieux, se moquant méchamment, effroyablement de quelqu'un, de lui peut-être.
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Châteaux en Espagne
Short StoryUne série d'histoires sur des lieux étranges, mystérieux, mythiques ou légendaires, qui n'existent parfois que dans l'imagination de l'auteur.