L'ascension ne fut pas trop difficile : en moins de deux minutes, en évitant quelques fosses et marches branlantes, Phil parvint au sommet. La salle des cloches était vide. Où étaient donc passées les cloches ? L'ancien carillon de Carnevie sonnait-il encore quelque part, aujourd'hui ? Phil se pencha par l'une des quatre fenêtres pour admirer le paysage : quelle paix, quelles couleurs. Toute la vallée de Carnevie s'étendait à ses pieds, y compris, à l'horizon, le sanatorium et la gare où il avait débarqué. Le soleil était déjà un peu plus haut dans le ciel. Radieuse journée. Phil se voyait bien hanter le clocher jusqu'au soir, loin de tout, sans même se soucier vraiment de son enquête. Il avait tout le temps du monde, après tout. Il s'assit un moment sur le rebord de la fenêtre, laissant passer sur lui la légère brise du matin. Pas un oiseau, pas une chauve-souris à la ronde. Calme et volupté.
Le midi, Phil, revenu aux nourritures terrestres, déjeuna au Cinquième Chemin. L'après-midi fut consacrée à des opérations de mesure aux alentours de l'église et au questionnement des autochtones. Le soir venu, Phil avait déjà recueilli une trentaine de pages de notes. Il se coucha le cœur content.
Durant les jours qui suivirent, il s'enterra dans une routine des plus décourageantes : nulle trace de capitaine, nul dédoublement de clocher à étudier. Rien qui sortît de l'ordinaire : c'était à se demander s'il ne fallait pas être soigné au sanatorium, et imbiber tout l'alcool ou les médicaments qu'avaient ingurgités les patients, pour partager leurs visions. Il retrouva quelquefois Ivor, qui déjeuna avec lui à plusieurs reprises, mais ce dernier ne semblait pas accorder grand intérêt aux rumeurs sur l'église, aussi Phil se garda-t-il bientôt d'aborder le sujet. Ils parlaient de la cuisine de l'auberge, pas vraiment délicieuse mais qui se laissait goûter, ainsi que des routes boueuses et mal aménagées qui barbouillaient toute la région. Le carnet de notes de Phil ne se remplissait pas facilement : une fois toutes les études préliminaires effectuées, il ne restait plus qu'à attendre le phénomène. Phil se couchait très tard, après avoir déambulé dans les rues de Carnevie jusqu'à des heures improbables, et il ne se levait qu'aux alentours d'onze heures.
C'est sur le coup de midi, le cinquième ou sixième jour, que Phil fut pris au dépourvu. Comme il bâillait odieusement à l'ombre d'un saule, aux frontières de Quatre Chemins, il aperçut tout-à-coup une silhouette sur le toit du clocher. Regagnant l'auberge quatre à quatre, il fourra tout son matériel dans son sac et se rua le long de la colline vers Carnevie. En quelques minutes, il fut au pied du clocher.
Ou plutôt, des clochers. Car enfin, après ces longues journées d'attente infructueuse, le second clocher était en train de se manifester. Naturellement, personne d'autre à Carnevie ne s'en étonnait. Phil était sur le point de sortir son appareil photo pour capturer des preuves concrètes de l'événement quand il se rendit compte qu'il n'était pas seul sur le parvis.
« Belle opportunité, n'est-ce pas ? Il est vrai que ce matin, on le voit particulièrement bien.
– En effet, répliqua-t-il à la jeune femme qui, assise face à son chevalet, venait de lui adresser la parole. Vous voulez dire qu'il n'est pas identique à chaque fois ?
– Pas toujours. Quand le matin est lumineux, comme aujourd'hui, ses angles sont plus nets, plus précis, et ses coloris plus intenses. Il est plus facile à saisir, plus superficiel. Les jours de pluie ou de brouillard, il apparaît, pour ainsi dire, en trouble. Ses contours sont fuyants, il semble fondre ou osciller comme un rideau, faire des vagues... mais il fait la même chose certains jours de soleil, impossible à prévoir !
– Et vous venez souvent ici ? Pour le peindre ?
– Oui, je ne viens que les jours où il apparaît. J'essaie depuis des années de peindre les deux clochers côte-à-côte. J'en ai déjà produit plusieurs versions, mais il manque toujours un petit quelque chose.
– Mais, renchérit Phil, ne serait-il pas plus facile de travailler chez vous, à partir de photos ? De la sorte, vous auriez toujours les deux clochers sous les yeux, plus besoin d'attendre que le second clocher se manifeste.
– C'est la première fois que vous venez voir le second clocher ?
– Oui, en effet, je compte l'étudier et, si possible, le photographier.
– Alors vous verrez, répondit-elle avec un léger rire, vous verrez que pour vous attaquer au second clocher, votre appareil photo ne vous servira à rien. »
Un peu irrité par cette remarque, Phil, qui ne se laissait pas facilement démonter, s'en
alla faire le tour de l'église, appareil en main. Il la photographia sous toutes les coutures, en tâta les murs une bonne douzaine de fois, vérifia que les mesures des différentes sections correspondaient bien à celles qu'il avait notées la première fois. Puis il revint sur le parvis et, levant les yeux, aperçut, sur le toit du second clocher, l'étrange personnage que les gens du sanatorium prenaient pour un capitaine. Il savait que le second clocher était celui de droite, car il se rappelait très bien le vide qu'il avait trouvé à droite du portail la première fois. Autrement, les deux clochers étaient rigoureusement identiques.
« Vous qui venez les peindre si souvent, avez-vous remarqué des différences, des traits spécifiques à l'un ou à l'autre ? Savez-vous s'il y a un moyen de les distinguer ?
– À vrai dire, je ne suis pas sûre, mais tenez, voici un moyen de vérifier. », répondit-elle en ramassant un caillou qu'elle lui tendit.
Phil prit le caillou et, suivant les conseils de la jeune peintre, le lança de toutes ses forces contre le second clocher. Et à sa surprise, le caillou disparut. Sans laisser la moindre trace. Comme absorbé par la surface du mur. Intéressant, décidément. De plus en plus intéressant...
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Châteaux en Espagne
KurzgeschichtenUne série d'histoires sur des lieux étranges, mystérieux, mythiques ou légendaires, qui n'existent parfois que dans l'imagination de l'auteur.