ÉPISODE 112 - (partie 7/7)
La sensibilité musicale d'Edvin était une bénédiction et une malédiction. Bénédiction parce qu'elle le rendait « unique » et facilitait sa lecture d'une symphonie. Malédiction parce qu'elle relevait de la psychanalyse. Edvin n'usait pas de la musique comme un thérapeute mais devinait, presque malgré lui, la psychologie de ceux qui lui jouaient ou chantaient un morceau.
Pour caricaturer, « joue ou chante-moi quelque chose, et je te dirai ce que, ou qui, tu es » définissait le rapport d'Edvin avec le son. Conséquence : les psychologies torturées qui s'exprimaient en musique le mettaient mal à l'aise. Ce sentiment d'inconfort cristallisait sa difficulté à guider de tels individus. Or son perfectionnisme, n'aimant pas admettre une défaite, le poussait, par orgueil, à résoudre l'énigme de la psyché casse-tête.
Le chanteur Red Kellin était plus qu'un torturé psychologique. Au même titre que la virtuose Heidi Mei, leur « tempérament musical » était dangereux à appréhender.
Sacré challenge que d'inclure Heidi dans la trame symphonique de son orchestre ! Edvin n'était même pas certain d'y être parvenu. Il lui semblait surtout que c'était l'inverse. La jeune fille, qui n'en faisait qu'à sa tête avec un piano, avait phagocyté son univers. La seule manière de créer une parfaite harmonie sur scène avait été de ravaler son égo et lui remettre les rênes. L'orchestration d'Edvin s'ajustait désormais au jeu de la pianiste.
Une évolution étrange s'était opérée en trois concertos. Émerveillé de pouvoir encore apprendre, alors qu'il se croyait au sommet de son art, Edvin avait alors pris conscience de son arrogance. Il découvrait un nouveau monde à travers les lentilles musicales d'Heidi et s'y adaptait encore. Aussi, ce n'était point évident de changer à nouveau leur degré de focalisation pour voir la musique à travers celles de Red Kellin.
Mais est-ce nécessaire ? Je n'ai pas besoin de changer de lentilles de vue. Juste de les teinter de rouge, songea-t-il, sans détacher son esprit de la performance de Red et Heidi.
Cependant, Red n'avait pas tort : il avait peur. Non à cause des raisons avancée par le phénomène, mais parce qu'il craignait le résultat final.
La couleur sonore de son jeu changeait au contact d'Heidi. Sa musique, d'ordinaire raffinée et éclatante, devenait à la fois sombre et éthérée, mais aussi agressive que jouissive. Il en tirait une extase dérangeante et addictive, lors d'une symbiose totale entre sa maestria et la virtuosité de la gamine. C'était malsain et orgasmique. Comme déflorer contre son gré une jouvencelle qui, de manière paradoxale, connaissait les secrets et les jouissances de la chair. Une pucelle sans innocence. Vivre ce genre d'expérience déstabilisait une carrière bien assise.
La musique d'Heidi parlait de lutte. Un combat perpétuel entre l'immaturité et la maturité. Un duel entre sa vision du monde et la réalité que lui imposait ce dernier. Par l'entremise du chef d'orchestre, le spectateur, l'auditeur, se retrouvait happé dans univers relatant une métamorphose inachevée. Comme Heidi, on se sentait figé dans une enfance obsolète. Refus de « grandir » pour satisfaire les attentes des adultes, mais soif de reconnaissance parce que l'anonymat condamnait au joug de ces mêmes adultes, auto-proclamés ou jugés bien-pensants.
Heidi était pourtant « vieille » à sa manière. Sa façon de se surpasser, se transcender, dénotait une maturité niée par son entourage. Elle savait déjà, à son âge, repousser les limites de son art. Mais comme une enfant, elle ne s'imposait aucune barrière, aucun filtre, aucune restriction. Elle s'asseyait avec l'arrogance d'une reine sur le « musicalement correct ».
Mais comment la blâmer, après qu'elle vous eût privé de voix ? Un concert d'Heidi Mei, ou l'écoute d'un de ses disques, vous éjectait de votre corps, de la réalité, de la terre – le comble, avec naturel –, pour une odyssée hors du temps. L'insolence de son piano flirtait avec les abysses de la félicité ; paradoxe comparable au mythe de la fontaine de jouvence, qui réclamait une vie avant de vous octroyer l'éternité.
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HOT CHILI - saison 4 ▄ PARTIE II
Romance. Quand le rock se marie au classique, les Beat'ONE font des rencontres bénéfiques à l'évolution de leur carrière. Mais l'une d'elles semble vue d'un mauvais œil par Dean, qui pressent des complications pour son couple. ...