Partie 1 : Epistolaire - Ch. 4 : la nervosité du palier (1)

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Corinne :

Une dizaine de jours passent. Dès que je reviens de mon harassant travail, je profite plus que jamais de ma solitude agréable. J'enclenche même parfois la radio pour décompresser et cuisiner en exécutant quelques pas.

Lorsque je rentre de mon boulot et que j'ouvre la boîte aux lettres d'un geste mou, je ne peux m'empêcher de tressaillir en voyant l'enveloppe sans adresse. Nous sommes jeudi, pas vendredi : impatient ? Je me surprends à me poser tant de questions sur ce type, avec de maigres indices en ma possession. Voyons un peu ce qu'il m'a répondu...

Je jette le reste de mon courrier sur ma petite table et déchire le papier, une fois assise sur le canapé. Ah, déjà, il y a plus de matière ! M'aurait-il donné toutes les réponses ? Vais-je avoir droit à un récit de jeunesse tragique conditionnant son comportement actuel ?

« Bonjour Caty,

Que de questions ! Je me réjouis de tant susciter votre intérêt. Procédons par étape, ma chère, votre imagination si vive m'en voudrait d'arrêter vos pérégrinations en si bon chemin !

Non mais quel beau parleur, je vous jure, il se fiche bien de ma tronche ! Qui ne s'interrogerait pas sur ses intentions ?

Mais j'admets qu'il faut équilibrer les comptes. Même si vous n'avez pas voulu me dire votre prénom ! Je n'insisterai pas, Caty. Je peux quand même vous appeler Caty ? Votre chat, comment se nomme-t-il ? Si on échangeait nos âges ? Je vous rassure, je n'ai pas l'âge d'être votre père ! Je suis encore loin de la crise de la quarantaine. Je vais vous donner l'occasion de poser un corps sur mes mots, nourrissons votre imagination : je mesure un mètre quatre-vingt-deux, mais je ne les fais pas. J'ai une collection luxueuse de ridules au coin des yeux, je vous assure, c'est très moche.

Là, je ne peux m'empêcher de rire. OK, je crois que je peux virer le « vantard en manque » de ma liste de profils. Mais ce n'est pas un geignard non plus, il a l'air d'assumer ses défauts. Bon point.

La couleur de mes yeux compense, aux dires de mes connaissances. Un bleu assez spécial, disons, électrique et foncé à la fois. Ils voient très bien et quand je les tourne vers vos fenêtres, ils aiment ce qu'ils regardent.

Merde ! Je déglutis. Ils aiment quoi ? Ce mec fantasme sur moi ? Oh làlà, c'est pas possible, serais-je tombée sur un illuminé qui me stalke comme un amoureux secret ? Et si c'était quelqu'un de mon boulot ou de mon ancien quartier qui venait exprès pour... ? Mon cœur s'affole. Dois-je prévenir la police ? Trop tard, je me suis embarquée, trop tôt, je n'ai encore rien subi.

Ils sont mes outils de travail, aussi. Et j'ai des cheveux noirs, courts, un peu sauvages. Ils n'aiment pas être dressés, en tout sens du terme. Mon nez n'a rien de particulier, ma bouche, je ne sais pas... La lèvre du bas voudrait être pulpeuse et celle du haut est plus timide, elles n'ont pas trouvé d'accord en grandissant. Ma peau a pris la couleur de mes voyages, elle est née blanche et ça ne lui a pas plu. Mais je la tiens en otage en Belgique ces derniers temps, alors elle repâlit. Ce n'est pas comme si nous avions de longs étés caniculaires... J'ai de grandes mains, mais capricieuses. Et mes pieds le sont tout autant. Elles font la paire, ces deux paires !

Voilà, quoi dire de plus ? J'ai un ventre sans kilos en trop, mais sans tablettes. Je suis plutôt mince. Un peu poilu, sans plus. Vous êtes plutôt peau de bébé ou paillasson ? Pour d'autres détails anatomiques, à vous de me renvoyer vos questions. Si vous le désirez, dès demain, je me mesure les oreilles !

J'ai un logement fixe et confortable, mon casier est vierge, je vous suis reconnaissant de vous soucier de ma survie. Je n'écris qu'à vous, cela vous convient ? Vous seriez du genre jalouse ? Rassurez-vous, je suis clean ! Vous connaitriez ma fille, elle vous le dirait ! Y a pas plus grande gueule que ma tête de nœuds junior ! Et tant mieux, parce qu'elle devient de plus en plus belle, et les belles doivent savoir éjecter les prétendants lourds.

Et moi, suis-je lourd ? En tout cas, vous, je suis sûr que vous êtes une grande gueule ! Et belle, je sais déjà que vous l'êtes. Quand vous sortez de la douche avec ce petit essui autour de vous, la vue de loin devient un supplice ! Surtout la fois où le tissu est tombé avant que vous ne passiez toute la chemise de nuit, bon sang, pourquoi étiez-vous en biais ? Et votre danse de ce lundi a retenu toute mon attention, vous savez que vous êtes sensuelle, quand vous dansez ? Le peu que je vois de votre silhouette me suffit à dire que vous n'avez aucune raison d'envier d'autres pseudos correspondantes. Allez, je viens de vous en dire beaucoup sur moi, vous ne pouvez pas me laisser comme ça maintenant !

Je peux vous faire la bise ? En tout bien tout honneur.

M, comme le début d'un prénom, pas pour un « monsieur » ni le surnom d'un chanteur, Renard

PS : toujours au même endroit, la réponse, pour le dimanche 18h. »

Mes doigts tremblent et je pose vite la feuille pleine de gribouillis. Je ne peux pas répondre de suite, je suis mortifiée. Jusqu'où cela peut-il aller ? Comment procède-t-il pour m'observer, alors que ma porte-fenêtre donne sur la Grand Place et que les balcons sont disposés comme une pyramide à degré ? Les lucarnes hautes en façade sont bien trop petites pour qu'on y jette un œil, et ma grande vitre ne devrait normalement rien révéler, à moins d'être situé à même hauteur qu'elle ! Pourquoi moi, précisément ? Ce sont des questions auxquelles il ne répondra sans doute pas, moi seule peut tenter de le faire parler dans ses lettres et saisir le sens de sa démarche. Je mets hors de ma vue ce papier et vais nourrir Cristie, sans passer par le balcon. Je vais me mater juste un épisode, ce soir. Je crois que le début de la haute saison de mon travail me rend trop sensible, je vais me coucher tôt. Ça ira mieux après.

Mon regard sur toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant