Partie 1 : Épistolaire - Chapitre 3 : art nouveau

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Renard :

Calfeutré dans mon sofa, j'observe la place perdre doucement en animation, à mesure que le soleil se couche. Le dimanche soir, tout le monde pense à se préserver pour le travail ou les examens du lendemain. Dans ce monde dont le rythme ne me parle plus. À l'approche du mois d'août, la tranquillité du coin s'en va. On peut même dire qu'on entame la pire des périodes : la seule où les enfants en vacances côtoient les étudiants en kot.

Assis au bord de la plus grande fenêtre de l'appartement, je suis du regard ma fille qui revient en courant. L'avantage d'un quartier sans véhicules est indéniable, je suis plus serein quand elle bouge un peu de cet étage. C'est sûr qu'à côté de la maison que j'ai laissée à Laeticia, mon deux chambres de 80m² ne paye pas de mine. Même si elle doit sans doute autant rester scotchée à son smartphone là-bas qu'ici. Mais pour ça, sa mère et moi sommes sur la même longueur d'onde : à onze ans, on ne résume pas sa vie aux jeux sur internet. Bouger, courir, c'est beau. Tellement beau. Quelle tristesse ce serait de ne pas profiter de tout ce que notre corps peut faire, dès sa tendre jeunesse. Amélie ne me répond pas quand je lui demande un service. J'imagine que ma condition physique joue en ma faveur. Cela semble plus tendu chez sa mère... Elle se prend le chou avec son beau-père tout le temps. J'avoue que je ne suis pas pressé de vivre de plein fouet les chocs de l'adolescence. Pour l'instant, touchons du bois, j'en suis dispensé.

Une porte claque dans mon dos.

— Tiens, 'pa ! Elle était où t'as dit ! Et j'ai ton pain.

Elle me balance le tout un peu brusquement sur les genoux et je grimace en exagérant les traits et en plaquant mes mains aux cuisses.

— Aïe ! Oh là lààà...

— Merde ! jure-t-elle en sortant de sa conversation écrite. Je t'ai fait mal ?

Aussitôt, je sors un sourire franc en redressant la tête et ricane :

— Mais non, je te taquine, ma belle ! Si j'en étais à ce point-là, tu me verrais en fauteuil roulant. Tu veux bien ranger le pain ?

— Ouais, ça me prend deux secondes moi, pas deux minutes, papi !

— On dit « oui », Amélie.

Je ne relève pas le « papi », elle sort ça quand elle veut titiller mon égo d'homme las et, vu la sale blague que je lui ai faite, c'est de bonne guerre. Bon ! Je ne vais pas vous mentir ; si mes doigts tremblent avant d'ouvrir la lettre, ce n'est pas à cause de la guerre de Cent Ans qui s'opère sous ma peau ! Je jette un coup d'œil dehors. Elle est encore en train de profiter du crépuscule sur son balcon. Un vrai rituel. Cette femme est visiblement la proie d'un quotidien réglé comme une horloge, ce qui me facilite la tâche. Je ne suis pas habitué à faire ça. Les femmes sous mes objectifs étaient tout à fait conscientes de l'être. Lettre... Merde, ouvre ce truc !
Enfin, je parviens à tirer assez fort et sèchement pour que ça s'ouvre. Elle a une jolie écriture. De genre que seul quelqu'un de posé et appliqué peut rédiger. Elle a dû bien rigoler de ma calligraphie de chiotte avec mes traitres de doigts instables. Mais pourquoi ai-je voulu me lancer dans ce petit jeu, moi ? Dans un soupir, je m'affaisse, profitant que ma jolie brunette de fille soit obnubilée par une vidéo sur son fichu appareil téléphonique.

Cher M. Renard, donc...

Déjà, ce M., c'est un début de prénom ou juste "Monsieur" ? Histoire qu'on demeure bien à égalité sur l'anonymat, à défaut du reste, car vous semblez déjà me connaitre un peu et moi, rien de vous. Équilibrons cela, voulez-vous ? Avant de vous parler de ma vie, j'en veux plus sur la vôtre !


Diable ! Pas froid aux yeux, la nana ! J'ai face à moi un roc solide, ancré dans sa routine, mais aussi dans ses volontés. Je crois que ce n'est pas le style à remettre tout aux flics, ce serait un abandon, un renoncement... je mène la barque, pour une fois. Par pitié, Miss Caty, laissez-moi jouir de cette ascendance plus longtemps.

Et ça sort d'où, cette idée de lettre anonyme dans ma boîte ? Vous faites ça à toutes les locataires de cet appartement, vous avez une collection de relations de voisinage épistolaires ? Mais vous foutez quoi de vos journées pour prendre le temps de tout ça ? Me regarder sur le balcon, m'écrire... vous savez, pour faire connaissance, j'ai vu plus direct et simple, tout de même ! SDF ? En cavale ? C'est quoi, votre truc ? Je n'ai même pas de description de vous, vous êtes à la retraite ?

J'interromps ma lecture dans un éclat de rire. Elle a une sacrée imagination ! À force de regarder ses séries avant de dormir, elle se tourne des films toute seule !
— Qu'est-ce qui te fait rire ?
Je m'apaise en retrouvant un contact visuel avec Amé.
— Oh rien, mon amie est plutôt drôle.
— Ça, c'est sûr, lâche-t-elle les yeux au ciel, tu ris presque jamais. Elle est forte.

Pour une fois, j'aime ta franchise dépourvue de tact, petite maline ! Je voulais de la distraction, je suis servi ! Je vais lui dire ce qu'elle veut, mais pas trop, histoire que cela reste amusant. Je regarde à nouveau vers son studio ; elle est toujours sur son balcon, immobile, l'œil tourné vers la terrasse du grand café en contre-bas. D'ordinaire, à cette heure-ci, elle rentre se faire à manger. Je sors mon appareil photo au zoom optique puissant, pour détailler son expression. Elle n'a rien de songeuse : son regard se balade, sa bouche ronde se tord avec perplexité. J'immortalise cette chasse à l'intrus à distance, d'un clic. Ah, satané soleil endormi, quand me laisseras-tu connaitre la couleur de ses yeux ? 

Mon regard sur toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant