Une fois tous servis, nous découvrons les premiers passages de chanteurs plus ou moins passionnés. Ce sont les habitués qui ouvrent le bal. Mike ne semble pas inquiet de jouer des vocalises devant tout le monde. Il a viré sa veste classique, dégustant sa bière pression, l'œil tourné vers les demoiselles qui interprètent du France Gall. Elles sont mignonnes et sveltes, ce qui provoque mon soupir de dépit. Je n'oserais pas me mettre en avant comme elles et risquer de recevoir des sifflements en tout genre, avec des rougeurs gênantes. Rien que le stress me ferait louper des notes. Le premier à passer, c'est Jules. Il a pris un truc un peu pervers et connu pour que tout le monde scande le refrain avec lui. Nadia s'époumone et, le cerveau assommé par ses « Z'étaient chouettes les fiiilles du boooord de mêêêêêeeer », je trouve que Jules et elle vont vraiment bien ensemble. Quelques passages plus tard, Juliette a massacré Zazie, puis est venu le tour de...
— Mike Renard va nous interpréter du Bon Jovi ! Mike ? Montrez-vous !
Il réenfile sa veste et Amélie bondit comme un ressort sur sa banquette. Elle redresse son smartphone, prête à filmer sa prestation. Elle est déjà fière avant qu'il ait commencé son chant, c'est adorable. Je soupire, songeant que je suis loin de pouvoir même m'imaginer mère un jour, dans ma petite vie solitaire. Sur la « scène », il se redresse devant le micro, désignant son corps.
— Bonsoir ! Si vous trouvez que la tenue ne correspond pas trop à la chanson, j'approuve. On va y remédier.
Il vire sa veste et la balance à l'arrière de l'espace de chant, sous les sifflements des spectateurs. Lorsqu'il retire sa chemise du pantalon, ça ricane et crie, puis il retire un bouton de la chemise et là, des loups hurlent.
— À POIL ! lance Jules.
Mike étire un sourire, ouvrant deux boutons. J'avoue que cette image sous les projecteurs me fait saliver et je ne suis sûrement pas la seule.
— Non, je n'irai pas plus loin.
Sous les « Ohhh » déçus surjoués, il replie ses manches et adresse un signe de départ au maitre de la soirée. Sur les premiers riffs secs, ses mains se crispent, ses traits aussi, et j'ai l'impression qu'il devient plus ferme. Même sa voix parait déterminée, collant parfaitement au ton de la chanson.
— This aisn't a song for the broken-heeearted, scande-t-il.
Des personnes crient pour l'encourager dans son air de rock assumé. Il a l'air de la maitriser sur le bout des doigts, je serais totalement incapable de faire ça. Son poing se crispe le long de son corps, il gesticule selon les paroles dont je comprends le principal. Ne pas être qu'un visage parmi la foule. Tout à coup, il tend le doigt pour pointer... Anne-Lise ? Ça tombe sur un passage où il assure qu'on va l'entendre, juste avant le refrain. Sa vie, c'est maintenant, il désigne sévèrement le sol, puis lui-même, allant jusqu'à détacher le micro pour se courber sur son ultime cri. Les paroles me foudroient. Et si on pouvait croire que le couplet le calmerait, il n'en est rien, monsieur écarte le bras comme pour balayer la foule et fustige ceux qui « s'accrochent à leurs principes ». Suis-je visée ? Sa sœur ?
Quand il déclare que les lendemains seront plus durs, son regard s'embrase, rien qu'à ce que dégage son visage, je devine : il vit ces mots. Immergé dans son chant, il se fiche des fausses notes éventuelles. Tant qu'il rugit, tant qu'il gueule que la chance n'existe pas et qu'il taille sa route, le reste importe peu. J'envie son éclat de liberté. Ses poumons se donnent encore plus au refrain suivant, entrainant le public avec lui.
L'œil presque fou dessous un front luisant, il raccroche le micro durant l'instrumental. Sa tête hoche en rythme. Il reprend le refrain, accompagné de plusieurs anonymes. Même moi, je tapote la table et remue du pied. Sans doute galvanisé par les réactions, il lève son poing pour le dernier « C'est-ma-vie » et attend les applaudissements pour le baisser, essoufflé. Salué par l'animateur de soirée, des sifflements et clameurs du type « Tu déchires, mec ! », Mike sourit malgré son épuisement. Revenu près de nous, il s'éponge en fermant les yeux.— C'était trop bien, 'pa ! J'ai tout filmé, je peux le poster sur Face ?
— Évite un endroit où ta mère le verra, souffle-t-il.
— D'accord, alors juste des amis Snap et sur le groupe fermé de mes potes d'école.
— Si tu veux, murmure son père, j'assume mon côté rebelle.
Il ricane faiblement. Eh bien, il a donné de sa personne !
— J'ai déjà annoncé ton Julien Doré !
— Eh, du calme, on a le temps. Faut que je récupère, moi !
Jules et Nadia sont aux anges, tout énergiques, a contrario Mike découvre les moindres reliefs de la banquette.
— Eh, t'es balèze ! complimente Nadia. Tu veux pas aussi donner des cours de chant et de présence scénique à Corinne ? Ça lui ferait du bien.
— Nadia ? T'es chiante, lui balancé-je entre tendresse et agacement.
Tout le monde ricane, y compris Amélie qui rit surtout de ma légère touche de grossièreté.
— Tu mets le feu, déclare Jules, je te pensais pas aussi rock'n roll, Mike au mike !
— Oui, mais promis, la seconde sera plus calme.
— Je suppose que t'es trop fatigué pour me prendre sur tes genoux ? demande Amélie.
Mike confirme, alors elle tourne vers moi son regard angélique.
— Corinne, je peux venir sur les tiens ? Je verrai mieux la scène et... j'ai un peu froid.
Comment résister à ses yeux aussi pétillants de vie que son père ? Je lui fais signe de se poser là, en m'approchant. Ce n'est pas comme si mes cuisses n'avaient pas la largeur suffisante pour faire sautiller trois nourrissons. Mike approche à son tour ses fesses des miennes. Il me scrute, tout en posant sa veste sur les épaules de sa fille plus fatiguée. Son sourire léger et affectueux fait trembler ma poitrine. Il me caresse du regard et je sais... Je sais qu'il retient ses lèvres, sa tête, son corps de déraper.
— Je ne pourrai plus trop tarder, admet-il à mi-voix d'un air désolé. La petite commence à sombrer.
— Eh ! C'est pas vrai, et puis je veux voir ton autre passage, tu m'as promis !
— Oui oui princesse, je partirai après. Corinne ?
Son ton redevient bas. Du coin de l'œil, je vois sa sœur nous fixer d'un air sombre. Juliette, sourcils froncés, comprend qu'il y a de la connivence. J'opine.
— J'aimerais que tu nous suives. Chez moi. Il... il faut qu'on parle.
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Mon regard sur toi
RomansaCorinne Leclerq a 30 ans et mène une vie... Enfin, elle mène une vie. Elle travaille, rentre, dort. Un couple, un crédit hypothécaire ? Il n'en est rien. Corinne a sa chatte Cristie, un studio, point. C'est ainsi, quand personne ne nous remarque, sa...