Partie 2 : REELLE - Chapitre 10 : au pas de la porte (1)

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Je ne me sens plus. Devant la glace de la salle de bain, je suis livide.

—Paapaaa ! geint ma princesse. On y va ? Ne me dis pas que t'es trop crevé pour sortir ! C'est trop cool qu'on bouge, alleeez, je veux partir tout de suiiite !

Dans un soupir, je frotte mon visage, ôtant les demi-poils coupés qui seraient restés sur ma petit barbe retaillée. Je me dandine pour vérifier si mes releveurs sont bien placés et jette un œil au jeans qui recouvre mes grosses bottines spéciales. Un appui un peu trop en biais dans mon mouvement m'arrache une grimace.

—Une minute, Amé, y a pas le feu, il n'est que quarante-cinq.

Décidément, nous n'appréhendons pas du tout ce souper de la même manière. Amélie rouvre la porte, puis croise les bras, avec ce petit air bougon qui me fait toujours craquer. Je glisse un cachet d'anti douleur dans la poche, par précaution, avant d'admettre qu'il est inutile de retarder ce moment.

—J'ai super faim, maugrée Miss Ronchon.

—On y va.

Elle retrouve le sourire et court chercher sa veste en jeans avec une fleur cousue sur le cœur. Je prends mon parapluie, double sécurité : contre la météo et mes déséquilibres, aussi imprévisibles l'un que l'autre. Ma kiné trouve que je m'améliore et c'est vrai que je parviens à me passer de canne de plus en plus, même si cela reste éreintant. Je suis davantage inquiet par le manque de concentration et de mémoire que je peux subir lorsque je suis nerveux. Et là je suis très nerveux. Ce repas m'inquiète bien plus que la première entrevue avec Corinne, parce que, bordel, elle est encore plus attrayante de près de que loin ; je sais déjà que je vais devoir me faire violence pour ne rien gâcher. Le ton de la lettre et la présence de ses amies ne laissent aucun doute sur l'aspect bancal de notre relation. Un pas de travers et je serai poliment congédié. Aucun repli toléré non plus. Faut filer droit.

—Papa ! La bouteille !

—Hein ? Oh, oui !

Eh merde, ça commence bien. Je fais demi-tour pour prendre le haut sachet qui contient le rosé et Amélie tient fièrement les boîtes de mini-saucisses qu'elle a choisies au magasin hier. Elle me devance, un quart d'heure plus tard, pour appuyer sur la sonnette, tellement je suis au ralenti. Bon sang, ressaisis-toi ! Je respire un grand coup, pendant que ma fille hurle « On est lààà ! » dans le parlophone. Ma poitrine fait un bond en réentendant cette voix claire.

—Ahhh, tu es Amélie, n'est-ce pas ? Entrez ! Deuxième étage, troisième porte sur la gauche.

Pitié, faites qu'ils aient un ascenseur, faites qu'ils aient... Ouf ! La porte d'où filtre une douce lumière derrière celle-ci me rassure. J'ai beau avoir placé sur moi de quoi aider mes articulations, les marches restent un supplice. Rien que les trois petites à l'entrée, là... Dans l'ascenseur, une petite main frictionne mon bras. Je pivote mon cou raide vers ma fille pouponnée, qui m'adresse un sourire en coin.

—Zen, 'pa. Un repas avec des copines, c'est pas l'hosto.

Sa remarque a le mérite de m'arracher un sourire. Elle aime bien me materner comme si j'avais quatre-vingt balais et vivais hors du temps. De la part d'adultes, ça m'agace, c'est une forme de regard condescendant sur mon état, mais de ses réflexions, il ne sort que de la bienveillance et un peu d'espièglerie à l'idée de renvoyer la balle à son « papi ». Tout sujet lourd devient léger entre ses petites lèvres.

—J'ai juste un peu perdu ces habitudes. N'oublie pas, surtout...

—Ouais ouais, je dirai rien, me coupe-t-elle en se plantant devant notre destination.

Petite insolente, va ! Quand Corinne ouvre la porte, elle lui sort son sourire de charmeuse et il n'en faut pas plus à la douce femme pour être conquise.

—Bonjour Corinne ! Trop contente qu'on vienne chez toi !

—Salut Amélie, je suis ravie de te revoir.

Amélie l'étreint brièvement, à ma grande stupéfaction. Corinne et moi nous jetons un coup d'œil surpris, puis Amé va au bout de ses volontés : elle se remet droite pour plonger son regard dans celui de notre hôtesse.

—C'était bien toi, les lettres, hein ?

—Bien vu, petite futée, réplique Corinne en lui rendant son sourire.

—Alors merci d'avoir fait sourire et sortir mon père. Tiens ! On a pris des saucisses !

Sans attendre, ma chipie fourre les deux conserves dans les mains de Corinne, avant d'entrer en disant « bonjour » à d'autres gens. Me voilà bien embarrassé à cause de ma grande gueule de fille. Enfin, elle n'a fait que renforcer ma gêne. Je n'ai pas osé avancer d'un pas ni prononcer un mot depuis qu'elle est entrée dans mon champ de vision. À son air interrogateur, je réponds d'un haussement d'épaules.

—Eh bien, cette petite sait annoncer la couleur dès son arrivée. Elle ne tient sûrement pas ça de toi.

Je souffle en levant les yeux au ciel : se manger une pique bien méritée pour entamer l'apéro, magnifique ! Mon « Et sinon, bonsoir » sobre ne l'invite pas à poursuivre l'échange en dehors de ses quartiers. À peine ai-je posé les pieds dans son studio que deux femmes m'accostent. Ou plutôt, l'une d'elle se tient en retrait et m'observe intensément sous un voile rose, tandis que l'autre se penche avec un petit sourire, sans cesser de regarder mes yeux. Comme toujours. Ses demi-lunettes ne cachent rien de la malice qui pétille dans ses yeux bruns. Avec ses cheveux courts et noirs, sa silhouette élancée, elle est le contraire physique de Corinne. A sa manière de me faire la bise, je devine une nana vive dont un geste de travers me ferait vivre l'enfer. Heureusement que mes antidouleurs me permettent d'afficher une expression amicale et détendue sans craindre sa brusquerie.

Les présentations basiques m'apprennent que la svelte est une ex-coloc' nommée Juliette et que la discrète derrière est une amie d'enfance et son actuelle voisine, Nora. Cette dernière m'a montré la porte avec une intensité dans le regard qui sonnait comme une menace. Je crois qu'elle a senti qu'il y avait des mystères sous ma relation avec Corinne. Il faut dire que son amie n'a pas l'air du genre à se laisser aborder, alors un type qui arrive à l'approcher, ça doit être suspect. Un peu mal à l'aise, je parcours son dessus ample et son sarouel du regard.

—Je ne savais pas que Corinne avait invité une amie musulmane...

Corinne m'envoie une expression glaciale, mais ô combien inutile, comme toujours cette beauté se tourne des films atroces. J'achève ma phrase sous trois paires d'yeux suspicieux et comprend que l'entourage n'est pas mieux. Infériorité numérique ce soir, je l'ai bien compris.

—... je suis embêté de n'avoir apporté que des mini-saucisses et une bouteille d'alcool. Si j'avais su, j'aurais pris autre chose.

Je tends mon cadeau à Corinne, qui cille sans savoir quoi dire. Je sens qu'elle était prête à prononcer quelque chose avant que nos regards se croisent. Putain arrête de me sonder comme ça, Caty, je vais avoir du mal à camoufler mes frémissements ! Elle réagit enfin.

—Merci. Ne t'en fais pas pour Nora, j'ai d'autres en-cas. Ta fille a l'air ravie de mon choix de chips.

Je suis du regard la direction de son hochement de tête et remarque que ma pré-ado est assise dans le canapé, la main pleine de « grignoteries ». Ma langue claque quelques fois d'une désapprobation magnanime, mais je garde le petit sourire. Le prétexte est idéal pour m'asseoir sur ce canapé-lit replié et reposer mes jambes au supplice. Je préfère me ménager, malgré mon habitude à ces raideurs. Qui sait à quelle heure et dans quelles circonstances allait se terminer la soirée ? Je devrai peut-être prendre mes jambes à mon cou, ce que je ne peux envisager au sens propre comme au figuré. Et rien qu'à la vue de Corinne partie déposer nos présents dans son coin cuisine, je sais qu'il n'y a pas que les douleurs qui devront être réprimées.

Elle porte une tenue orange si fine que je devine les formes de son soutien-gorge dessous. Je profite de son dos tourné pour mater son postérieur aux courbes généreuses, moitié en orange, moitié en jean. Ses cheveux aux reflets dorés accueillent les rais du soleil qui s'épuise et sa nuque blanche est enfin visible de plus près. Si je n'ai pas été déçu de notre rencontre, j'aimerais voir ce qu'elle devient au naturel. Ses amies m'y aideront-elles malgré elles ? 

Mon regard sur toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant