Même dans ses pensées les plus vagues, son inquiétude pour sa fille ne le quitte pas. Je n'ai pas beaucoup d'emprise sur sa vie, hélas. Et la scène que je découvre le prouve : Laeticia et Anne-Lise se font front, entourées de deux infirmières qui appellent au calme. La troisième vient de me saluer avant de déplacer son charriot. J'atterris seule au milieu du séisme, avec la même tête triste qu'Amélie, qui fixe le sol sans bouger de sa chaise.
— Comment oses-tu lui sommer de partir dans les deux secondes alors qu'elle attend de savoir comment va son père ? Tu n'es qu'une égoïste, c'est toi qui es mal à l'aise ici, et à raison !
— Je ne te permets pas de m'insulter, en plus en faisant une scène en public, tu n'as pas honte d'offrir un tel spectacle à la petite ?
— Que sais-tu donc de ce qui la gêne, tu l'as privée de son père et tu n'as aucune empathie pour elle, tout ce qui compte pour toi c'est de fuir, c'est toi qui t'en fous de ce qui arrive à Mikaël, pas elle !
— Je ne m'en fous pas ! Il a voulu prouver qu'il pouvait la gérer seul et voilà le résultat ! J'aurais jamais dû...
Je me suis avancée, non pas vers les femmes en colère, mais vers Amélie. Au fond, leurs rancunes ne me regardent pas. Seule la gamine au bord de nouvelles larmes m'importe. J'ai promis à Mike de m'en occuper, mais ce n'est pas que pour ça. Son regard humide et sa mine de chien battu me font mal au cœur. Elle me regarde en silence et je ne perçois qu'un message « fais quelque chose, pitié, on s'en fout de ce que j'éprouve ». Je l'entends presque me le gémir. Aussi, anticipant la tournure de la dispute, je m'assois à côté d'elle et je compte bien faire mon devoir avant qu'elle ne se fasse tirer de force dehors par sa mère excédée.
— Amé... Ton papa est alité et on lui a donné du produit qui l'empêche de souffrir et l'aide à dormir. On lui a fait la piqûre pour vérifier à quel point son syndrome s'est installé. Ça va encore évoluer, ce n'est pas aujourd'hui qu'on en saura plus. Ils feront des examens bientôt.
Elle frotte ses paupières en parlant d'une petite voix.
— Tu... tu as parlé à papa ?
J'acquiesce et étire un sourire compatissant, la main sur son épaule.
— Je suis désolée, je sais que tu voulais le voir, mais il s'endort et il en a besoin. Les visites ne sont pas permises aujourd'hui. Et il est conscient que ça te peine.
Ses lèvres tremblent. Avant de craquer, elle geint :
— Comment tu peux... savoir ça ?
— Parce que la dernière chose qu'il m'a demandée, c'est de prendre soin de toi.
J'espère que ma confidence va lui réchauffer le cœur. Elle se jette tout à coup sur ma poitrine et ses sanglots jaillissent. Tout cela est tellement trop pour une petite fille... Elle aurait achevé un petit Noël en famille avant l'heure, sans toute cette pagaille. Sa phrase pleine de pleurs s'étouffe si bien dans mes tissus que je suis sûrement la seule à l'entendre.
— Pourquoi je dois subir cette famille, si elle s'en fout de moi ?
Je serre plus fort mon étreinte dans un soupir, pas loin de rejoindre ses larmes.
— Elle ne s'en fout pas de toi.
— Si, elle m'écoute jamais. Y se passe toujours des trucs horribles et... qui s'arrêtent pas. C'est pas juste. Et on me demande... jamais rien.
— Moi, je te demanderai tous les jours comment tu vas. Jusqu'à ce que papa revienne, lui promets-je aussitôt.
Elle sanglote de plus belle, cette fois assez fort pour que sa tante et sa mère s'interrompent, assez fort pour que de mon visage s'écoulent des ruisseaux de peine pour elle et son père. Bien sûr que ce n'est pas juste. J'observe Anne-Lise et Laeticia qui nous fixent, interdites, comme si elles venaient de se rendre compte de leur bourde. Le malaise est palpable, et Laeticia sort sa meilleure défense.
— Il est tard. Allons-y, Amélie. Tu dois être épuisée.
Elle me lâche en me disant « Merci », tente de calmer ses pleurs et met son sac sur le dos. Sa mère prend sa valise et se retire, au grand soulagement des infirmières de garde. Anne-Lise s'excuse auprès d'elles.
— Nous sommes habituées, vous savez. Ce sont des patients très atteints ici, parfois, les familles craquent. C'est normal.
Oh celle-ci avait déjà craqué bien avant. Cela n'a fait qu'agrandir la plaie béante du SGB qui ne cesse de suinter sur leurs vies. Je suis sûre que Laeticia culpabilise plus qu'elle ne le laisse voir. Mais elle ne se rend pas compte à quel point elle baisse ainsi dans l'estime de sa fille.
— Bon alors ? T'as eu des infos ? Dans quel état était-il ?
Je recentre mon attention et me souviens qu'Anne-Lise ne sait rien du tout, alors qu'elle brûle d'envie de piquer le dossier médical de son frère.
— Oui, ils ont fait la ponction lombaire et ils vont donner l'immunoglobuline. Ils ont aussi donné des antidouleurs qui l'assomment, peut-être de la morphine, il était un peu vaseux. Elle a dit que demain ils auraient les détails de la ponction, que l'ergo passerait et qu'ils feraient un EMG.
Anne-Lise soupire. Je suppose qu'elle comprend des choses entre les lignes. On se dirige vers la sortie, résignées.
— S'ils ont programmé l'immo avant même d'avoir les résultats de la ponction, c'est qu'ils n'ont aucun doute sur Mike. Ils ne perdent pas de temps pour ralentir les dégâts. Qu'est-ce qu'il ne peut plus bouger ?
— Ses doigts ont du mal, il a eu besoin d'aide pour signer. Je suppose que ses jambes sont fort touchées aussi, il ne se relevait pas dans l'appart.
Nouveau soupir d'Anne-Lise, plus long, plus lourd. Toute son énergie et sa foi en l'avenir s'effondrent avec son souffle. Elle croule sous l'avalanche de problèmes. Sa main passe sur son front en soulevant sa chevelure noire. Elle semble voir ce qui l'attend au bout de l'horizon.
— Alors c'est bien une rechute... C'est si rare. Je me suis toujours réjouie qu'on y échappe. Si ça tombe(*), il a une forme chronique et ça lui pendra au nez chaque année !
Soudain, sa voix flanche.
— Combien de temps ça va encore durer ? Il est le dernier de ma famille encore sain d'esprit et c'est son corps qui l'abandonne.
Je tapote son dos, un peu gênée d'assister à son choc.
— Tu as beaucoup porté sur les épaules, laisse-moi prendre Mike en charge. Passe juste les coups de fil où il faut, ses médecins ou son proprio, ceux dont t'aurais le contact... Pour l'instant, Mike est conscient, il déglutit, il parle, ce n'est pas un cas trop grave.
Epuisées autant l'une que l'autre, on se salue. Je lui remets le téléphone de Mike. Je lui demanderai plus tard ce que je dois faire au niveau administratif pour représenter Mike partout, s'il n'est plus capable de tenir une conversation. Seigneur, quelle horrible journée ! Je regarde l'heure dans ma voiture, pas pressée de conduire, tant je dois tout encaisser. Vingt-deux heures. Je ne veux pas me morfondre dans mon coin. J'envoie un message sur une ex-conversation de groupe de sortie avec Jules, Nadia, Juliette et Nora. J'ai besoin de force. J'ai besoin de vie auprès de moi. J'ai besoin d'eux plus que jamais.
« Salut, je sais qu'il est tard, mais je sors de l'hôpital où Mike vient d'être admis, dites-moi que l'un de vous est dispo, svp. Je me sens mal. »
(*) Equivaut à « Si ça se trouve » en Belgique.
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Mon regard sur toi
RomanceCorinne Leclerq a 30 ans et mène une vie... Enfin, elle mène une vie. Elle travaille, rentre, dort. Un couple, un crédit hypothécaire ? Il n'en est rien. Corinne a sa chatte Cristie, un studio, point. C'est ainsi, quand personne ne nous remarque, sa...