Partie 3 INTIME - Ch. 19 "Brisure d'un double vitrage" (3)

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— Je t'ai dit que je répondrais par lettre, soufflé-je en vitesse.

— Non, Corinne, il ne s'agit pas seulement de ça... S'il te plaît...

Je plonge dans son regard, je m'y noie, encore, irrémédiablement, et j'y vois des abîmes ce soir, des ravins abyssaux. Alors, je comprends qu'un tsunami d'anxiété le gagne. Qu'il s'accroche à la plaine de mes propres iris, qu'il y guette la première falaise pour s'y agripper dans l'espoir de s'expliquer. Je déglutis, incapable de parler. Suis-je prête à revenir entre ses murs, à rester ferme quand le voile sera abaissé entre nous ? Je n'ose répondre. Ni oui ni non. Et le pire, c'est que je vois sa bouche trembler, se retenir encore, la mienne se joint à sa danse d'angoisse et je dois me détourner pour que ça cesse. Il n'insiste pas. Mais après deux chanteurs passés, sa main trouve la mienne, à l'abri du regard de sa fille. Elle tremble aussi. A-t-il peur ? Est-ce juste la fatigue ? L'envie ? Je ne sais plus ce que je voudrais, ses doigts me plaisent et me gênent à la fois. Nadia massacre Patricia Kaas, ce qui allège l'atmosphère, puis Mike est rappelé. Dans un petit « ouais », Amélie redresse son smartphone, pendant que Mike rejoint le micro.

— Mike revient chanter, en français, cette fois ! Avec « Coco Câline » !

Nadia rit à côté de moi, qui rougis d'un coup : on a tous bien compris. À part l'innocente Amélie. Mike pivote vers l'écran du karaoké sur les premières notes basses et exotiques de la chanson. Bien sûr, comme le chanteur, il emploie une voix presque murmurée, suave. Il évoque le baiser nuit noire en caressant une lèvre, prend un air rêveur, sauf sur le refrain où il me regarde. Oh, il regarde le fond de la salle, mais je sais que c'est moi, sa cible. Les paroles sont sans appel. Mes entrailles s'agitent. Il me veut... Ses paupières s'abaissent, il me drague de loin et moi je ne sais plus où planquer ce désir qu'il provoque sciemment chez moi, avec sa satanée mise en scène. Des mots bousculent mon âme. La pluie qui vient sous mes paupières me rappelle qu'il m'a déjà vue au bord des larmes. Et les gens entonnent « sur la plage, Coco Câline », sans se douter de notre relation. Seigneur, sa bouche qui articule « Prends-moi » devant ces témoins, c'est bien un geste des plus intimes, surtout quand il me fixe en même temps. Je cache mes rougeurs durant tout un couplet, au moins.

Mais soudain, il ferme les yeux, détourne le cou, comme une souffrance en son cœur, tandis qu'il revient sur « l'indicible plage ». On frappe dans nos mains en rythme sur les derniers bouts de refrain répétés. Je viens de voler dans les nuages sous ses paroles éthérée, j'atterris brutalement après les ultimes notes. La plage, qu'est-ce pour lui ? Je suis perdue. En tous sens de termes, car mes amis me lancent des regards éloquents. Je mesure l'ampleur de sa déclaration, alors qu'Amé lance :

— Cette chanson est sympa, mais elle raconte n'importe quoi.

Les autres pouffent, même Anne-Lise. Une fois revenu, Mike se prépare directement, rhabillant aussi Amélie sans se rassoir. Il évite de trop me sourire en face, il parait gêné autant que moi. Ses yeux s'abaissent.

— Est-ce que... tu veux bien nous accompagner ?

— Je... Eh bien...

C'est brusque, je digère encore la claque vocale. Mais Nadia et Jules se retirent du plan B, si vite que je les soupçonne de me pousser ainsi dans les bras de Mike.

— Nous, on se casse !

— Ouais, tout le monde est passé, alors on va rentrer faire une partie de jeu de cochons.

Je pouffe, tandis qu'Amé rétorque :

— Ça va, c'est bon, vous allez dormir ensemble, 'pouvez le dire !

— Ah non, eh, il existe, le jeu de cochons, c'est un jeu de pari ! dit Jules. Quand tu gagneras autre chose que de l'argent de poche, je te montrerai ! Bonne nuit tout le monde.

Ah ouais, comme ça ? Mais quels lâcheurs ! Anne-Lise soupire qu'elle a eu son lot d'émotions et qu'elle doit se reposer. Enfin, depuis le premier chant de Mike, elle n'a plus trop ouvert la bouche. Du coup, Juliette rentre chez elle et moi, je suis Mike. Il marche lentement, sans doute pour ne pas presser Amélie, qui est bonne à dormir. Elle empêche quand même les silences d'être trop lourds, en nous lisant les commentaires de ses copains sous les vidéos.

Sur place, je m'installe quasi en boule sur le canapé, observant les lumières sur la Grand Place. Pendant ce temps, Mike aide sa fille à se changer et se coucher. Il revient, un petit sourire aux lèvres, empli d'une douceur propre aux parents rassurés. Il part se servir un café et m'en propose un, mais je refuse.

— Amé dit qu'elle est contente d'avoir découvert un nouveau talent chez moi. Elle me voit déjà participer à « The Voice ».

L'anecdote me fait ricaner, tandis qu'il dépose sa tasse sur la table basse et repart vers son bureau. Il revient avec son ordinateur et des écouteurs, qu'il dépose aussi à notre portée. Il reboit une gorgée. Je saisis bien le manège : il exécute des actions, se dérobe, ne vient pas croiser mon regard... Une ambiance de révélations nous englobe, les mots ont du mal à aborder le sujet épineux. Je me racle la gorge, en retrait.

— Tu... tu voulais parler de quelque chose, je crois.

— Deux choses. Parce que je ne veux pas être le seul à me révéler ce soir. Il faut que je sache d'abord si tu es prête à me faire confiance, me glisse-t-il d'un ton las. Alors, là... je te dirai tout de moi. Tout ce que tu veux savoir, même... même les sujets qui me font mal. 

Mon regard sur toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant