Corinne :
Lorsque Mike et Anne-Lise arrivent, je suis la seule à être un peu mal à l'aise et inquiète. Je jure dans le manège des « Enchanté ! ».
— Bonsoir Anne-Lise, c'est sympa que tu sois venue nous rejoindre !
Et que tu parles sur mon dos avant d'entrer... Elle se met à côté de Juliette, face à son frère et sa nièce. Avec son dos-nu noir bien cintré, elle est magnifique. Ce que j'aurais voulu avoir une silhouette pareille, au lieu de cette pyramide de Khéops ! Elle me répond un « Besoin de me changer les idées » un peu las, ose un petit sourire, puis imite sa nièce en se cachant derrière un menu. Je me tourne vers Mikaël pour sentir la température d'un hochement de tête. Il hausse les épaules, puis me murmure :
— Le mec qu'elle convoite vient de se mettre en couple avec quelqu'un, alors qu'elle allait se dévoiler la prochaine fois qu'ils devaient se voir... enfin, qu'elle disait.
— Oh merde, chuchoté-je, et c'était quand qu'ils devaient se voir ?
— Demain, dit Anne-Lise d'un ton amer.
Elle abaisse sa carte, révélant son regard sombre tourné vers nous. Mike et moi nous échangeons nos expressions coupables, malgré un petit sourire automatiquement esquissé. Ma question doit se refléter dans mes pupilles, parce qu'elle ajoute sans lâcher mon regard :
— Et non, je ne sais pas encore ce que je vais faire.
— « Dire la vérité » n'est pas une option envisageable ? lâché-je.
Les autres discutent entre eux, conscients qu'il leur manque des données sur la nouvelle venue pour y prendre part. Ils planchent sur les chansons qu'ils vont choisir. Anne-Lise s'en assure, avant de répondre dans un soupir :
— Ce n'est pas si simple.
Soudain, Mike maugrée, comme sa fille un peu plus tôt, sans que je ne comprenne son revirement d'humeur :
— Faites ce que je dis, pas ce que je fais.
Il lorgne ostensiblement vers le micro au loin, tandis que sa sœur se renfrogne.
— Oh ça va, toi ! T'as aucune leçon à me donner à ce sujet, t'es déjà pas foutu de... de...
Elle me jette un œil, puis recroise celui de Mike. En même temps, qui pourrait résister à cette intensité : il la fusille du regard comme s'il espérait ainsi sceller ses lèvres à distance.
— ... de tenir ta parole ! Alors boucle-la.
De fait, elle s'est retenue de dire autre chose. Je ne perds pas de vue les propos d'Amélie et tisse des liens. C'est de famille, chez les Renard, de dissimuler les informations cruciales ? Combien de temps vais-je devoir creuser encore pour comprendre ces déviations ? Dans ce jeu de mystères, je pose la carte de l'empathie sur la table.
— Non mais je comprends, parfois les conditions ne sont pas remplies pour avouer ce qu'on ressent ou ce qu'on vit, puis ça dépend aussi comment on anticipe la réaction de l'autre. On ne sait jamais trop dire à l'avance si ça va passer ou casser, sur des sujets sensibles.
— Ah ! Tu vois, je suis bien d'accord ! jubile Mike en me désignant.
— Ouais, admet sa sœur, mais parfois, qu'on le sente ou pas, le temps ou la santé joue contre nous, alors on est obligés d'y passer. Moi j'ai hésité, et je paye pour mon erreur, maintenant.
Ils se toisent, moi je grimace, et le silence se fait de plomb de ce côté de la table. Tout à coup, Amélie ressurgit dans un grand « Clac ! » de plastique plaqué sur le bois. Son sourire fend l'orage et elle s'exclame :
— Je prends un coca !
Je ris doucement devant son intervention que je soupçonne de ne pas être si innocente. Mike ébouriffe les cheveux de sa fille et remet un sourire sur son visage aussi.
— Va pour un coca, princesse !
Pendant que chacun fait son choix de boissons, je reste silencieuse. Donc, Mike et Anne-Lise se sont pris la tête à mon sujet, parce qu'il ne m'a pas parlé de quelque chose et que les conditions font qu'il ne doit pas trop attendre. Visiblement, c'est lié à ses soucis de santé sur lesquels je n'ai fait que réunir des indices malgré lui. Ça me remue les tripes, tout ça. Je suppose qu'Anne-Lise est au courant de mon délai de réponse et que son échec amoureux la rend sensible sur de tels sujets. Ou pire, Mike aurait-il une maladie mortelle qui va bientôt lui faire rendre l'âme ? Brr, j'en frissonne rien que d'y penser. Comme l'a dit Nadia, mettre les choses au clair fera partie de mes conditions, qu'importe la nature de la relation, si on la poursuit.
— Toi, t'es encore en train de t'imaginer des scénarios tordus.
La phrase moqueuse de Mike me sort de mes songes dans un clignement d'yeux stupide. Je détourne le regard sans rebondir sur sa pique. La tournure de cette soirée me met mal à l'aise. Et Nadia en rajoute une couche, avec une liste à moitié vide placée devant moi, le bic par-dessus.
— Eh, Corinne, tu chantes ?
— Ça va pas, non ? Je laisse ça à d'autres.
— Je savais qu'elle dirait ça, affirme Jules.
— Moi je veux bien.
Mon œil rond se tourne vers Mike, tandis qu'Amélie trépigne.
— Cool ! Tu chantes bien, j'espère ! Je veux pas me taper la honte. Tu vas prendre quoi ?
— Un bon petit rock de ma jeunesse.
Amélie lève les yeux au ciel en grommelant :
— Hann, mais tu es obligé de prendre un truc de vieux ? Je parie que ça passe même plus à la radio, ta chanson !
Juliette éclate de rire, Anne-Lise elle-même sourit, pendant que Mike ajoute une ligne.
— OK OK, je chanterai une de Julien Doré aussi, ça te va ?
— Oh ouiiii ! Ça c'est cool !
Le terme « stylobille » est vieilli en Belgique, la marque « Bic » a formé le nom commun.
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Mon regard sur toi
RomanceCorinne Leclerq a 30 ans et mène une vie... Enfin, elle mène une vie. Elle travaille, rentre, dort. Un couple, un crédit hypothécaire ? Il n'en est rien. Corinne a sa chatte Cristie, un studio, point. C'est ainsi, quand personne ne nous remarque, sa...