Corinne :
Je suis revenue avec tous mes présents. Je n'avais pas envie de sortir du centre-ville pour faire mes achats ; entre la galerie de l'Esplanade, la rue Charlemagne et les chalets de la Grand Place, j'avais bien assez de choix. Et aucune motivation à en faire plus. La discussion d'hier avec Jules et Nadia m'a remué les tripes toute la nuit. Ai-je exagéré ? Ai-je envie que ça s'arrête entre nous ? Non, j'ai mal rien que d'y songer. J'ai mal tout le temps depuis notre dispute. Et lui ?
J'ai quand même eu envie d'acheter des cadeaux à Mike et Amélie, comme une excuse. C'est à l'instant même où j'ai ressenti l'envie de les acheter que j'ai confirmé mon désir de réparer mon erreur. Mike en a fait aussi, mais contrairement à moi, il s'est amélioré. Je suis toujours aussi coincée... Quelle plaie, cette vie ! Aujourd'hui, je me sens à un tournant, le grand saut pour changer ma trajectoire, avec tous les risques encourus. Et j'ai du mal à me jeter dans le vide. Alors que je soupire en finissant mon pain devant un nouvel épisode, mon téléphone sonne. J'hésite à décrocher, mais il faut que je redevienne un minimum sociale en cette période de fêtes. Et puis, ça m'a fait du bien de ne pas être seule hier, finalement. J'aime moins la solitude qu'avant... avant Mike. Je décroche vite, sinon je vais louper le contact ! Ça m'apprendra à trop réfléchir, je suis...
— Corinne ! Faut que tu viennes !
Le fil de mes pensées se coupe aussitôt. Je pâlis, rien qu'au ton tremblant de la petite.
— Amélie ? Mais... que se passe-t-il ? Où es-tu ?
— P-papa... il se relève pas, tu... tu dois venir chez nous ! gémit-elle.
Par-dessus sa petite voix, j'entends celle de Mike, plus sourde, il doit tenter de la calmer. OK, pas le temps pour les retrouvailles en bonne et due forme, il se passe quelque chose de grave.
— Je vous rejoins.
Mon cœur palpite de plus en plus fort, et pas seulement parce que je cavale hors du studio avec à peine le temps de saisir mon manteau et mon sac à main. J'ai l'impression que tout est à l'arrêt dans mon esprit, qu'un « mode sans échec » occupe mon cerveau pour effectuer le strict nécessaire, dans un pragmatisme de survie. Garder son sang-froid, garder son... Satanée clé ! Je dois m'y reprendre à deux fois pour ouvrir le hall de l'immeuble, puis la porte de l'appartement. Aussitôt, le cri de la fillette m'agite les entrailles.
— Corinne !
Je cours jusqu'au canapé d'où dépasse sa tête en larmes, je crois que je n'ai même pas fermé la porte. Ne me dites pas que... À mon tour, je hurle de stupeur en découvrant Mike au sol, fiévreux, visiblement dans les vap'. Je déglutis en ravalant la fin de mon cri, parce que ses yeux viennent de tout me dire. « Je suis content que tu sois là. Tu vas gérer. »
— Oh bon dieu, Mike !
— Je... j'aurais préféré qu'on se retrouve dans de meilleures circonstances, souffle-t-il.
— Oui, moi aussi.
J'arrive à le faire sourire, avec mon texte en filigrane : je voulais qu'on se retrouve. Je m'agenouille auprès de lui, mais n'ose pas saisir sa main. Rapidement, je jette un œil à ses extrémités immobiles.
— Est-ce que... c'est... ?
— Ouais. Le SGB. Il revient, on dirait, lâche-t-il d'un ton haché.
Seigneur, la souffrance se lit sur tous ses traits !
— Mais il fallait appeler l'hôpital, enfin, ou le cent douze, pas moi ! Je m'en occupe.
Mike me donnera ses explications après, chaque minute compte avant la prise en charge. J'ai lu des cas où la maladie avait tout paralysé en quelques heures à peine. Tout en prenant Amélie contre moi pour la frictionner et calmer un peu ses pleurs, je joins le numéro d'urgence. Je précise le lieu, la maladie, qu'il ne peut pas marcher, je déballe tout à grande vitesse pour qu'on le prenne en charge au mieux. Ensuite, je soupire, car je n'ai plus d'emprise sur la suite. J'ai les deux bras libres pour consoler Amélie...
— C'est bon, il va aller à l'hôpital, on s'occupera bien de lui.
— Je veux pas qu'il aille à l'hôpital ! Après je le verrai plus pendant des mois, je veux pas !
Elle secoue son crâne contre ma poitrine et j'échange un regard triste avec Mike. Ses yeux brillent. Ils dévient vers la tignasse agitée de sa fille et je vois qu'il essaye sans succès de lever sa main vers elle. Une larme s'écoule sur son visage. C'est si étrange pour moi de voir Mike pleurer. Il est toujours tellement espiègle et prompt à taquiner.
— Les secours vont mettre du temps à arriver, fais-je remarquer, avec le piétonnier plein de monde avant Noël.
Ironie de la chose, le reste de la ville est particulièrement calme, avec tous les étudiants rentrés chez eux. Mike acquiesce, ce qui me rassure un peu ; sa tête n'est pas touchée.
— Amé... Va récupérer tes affaires.
Elle frotte ses paupières et obéit en silence. Seuls ses reniflements résonnent dans la pièce qu'elle quitte à petits pas.
— Dois-je appeler sa mère ?
— D'abord ma sœur. Attendons avant... l'arrivée de l'ouragan Laeticia.
Nous échangeons un faible sourire.
— Pourquoi n'as-tu pas dit à Amélie d'appeler l'ambulance, plutôt ? Je ne te suis pas d'une grande aide.
— Je ne connais personne d'autre qui... pourrait gérer ses émotions comme toi et... Amélie va avoir besoin de ça ce soir. Je ne veux pas qu'elle soit dans le véhicule toute seule à côté de mon brancard, tu... tu peux t'occuper d'elle, s'il te plait ?
— Bien sûr. Pauvre petite.
Nous avons tant à nous dire, et pourtant des secondes se suivent sans qu'un mot ne soit prononcé.
— Je suis content de te revoir au moins une fois... avant d'être là-bas.
— Tu n'y seras pas seul. Je viendrai t'y voir.
— Ne reviens pas juste parce que je suis malade, Corinne, ne me fais pas... cet affront.
Je hoche la tête dans un sourire gêné. Je crois que c'est maintenant ou jamais. Je sors un petit paquet de mon sac à main et lui montre. Perplexe, il me regarde déballer pour lui son cadeau de Noël. Je sors ma babiole de sa boîte, déployant le duo de collier avec un demi-cœur chacun sur lequel est gravé « Love you ». Un classique de bijoux pour ados enamourés, mais ça m'a semblé évident. La cassure. Chacun de notre côté, amputé d'une part de nous-mêmes par l'autre.
— Je reste, ce soir et dans ta vie, dis-je simplement. Tu veux bien ?
En Belgique, « piétonnier » désigne toute la zone piétonne du site. Mais on ne dira pas « zone piétonne » sauf en conduite automobile.
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Mon regard sur toi
RomanceCorinne Leclerq a 30 ans et mène une vie... Enfin, elle mène une vie. Elle travaille, rentre, dort. Un couple, un crédit hypothécaire ? Il n'en est rien. Corinne a sa chatte Cristie, un studio, point. C'est ainsi, quand personne ne nous remarque, sa...