Le dimanche 17 décembre est arrivé lentement, dans mon quotidien froid comme un flocon. Amélie est maussade et je sens ses demi-reproches entre ses piques. Non seulement je n'ai plus ma copine, mais en plus, je redeviens l'exaspérant papi en service minimum. Vivement qu'Anne-Lise la prenne en partie en charge, parce qu'effectivement, je ne suis pas dans un bon jour. Mes mains et pieds sont raides, l'axone(*) mal reformé dans mon pied droit a tendance à me titiller plus que d'habitude, et mes articulations sont crispées. Si ce n'était pas si important pour ma fille, pour la petite famille qu'on tente de rebâtir, j'aurais sans doute annulé la sortie. Alors, quand je descends avec les filles muni de mes releveurs, je fais ce en quoi je suis passé maitre : camoufler mes douleurs. Amélie n'a aucun mal à se trouver des cadeaux, elle achèterait la moitié des présentoirs si elle le pouvait. C'est plutôt elle qui a du mal à se décider sur les nôtres. Et moi qui éternue comme un con, à côté.
— Amé, s'il te plaît, il ne reste plus que deux chalets dans toute la place que tu n'as pas visités, il faudrait que tu te décides.
Mes motivations sont honteusement personnelles, je ne tiens debout qu'en tremblotant et j'ai un sérieux coup de barre à force d'être envahi par des chants de Noël diffusés en boucle et le brouhaha de la foule. Il y a un paquet de monde, comme toujours le dernier week-end avant la date fatidique. Ceux qui bossent du lundi au samedi n'ont pas trop le choix. Comme Corinne. A-t-elle trouvé ses cadeaux ? Même pour sa mère qui, de ce que j'ai pu comprendre, a enterré son implication maternelle avec leur père ?
— Mike ? Ça va ? s'inquiète Anne-Lise.
Elle veut me prendre sous l'épaule pour me soutenir discrètement, mais ma fierté s'y oppose.
— Ne fais pas ça, on va croire que tu es ma compagne.
— Alors là, j'en ai rien à faire. Amé ? As-tu trouvé ?
— Je crois ! crie-t-elle depuis un présentoir en bois à peine visible d'où nous sommes. Regarde pas, Tante Anne-Lise, c'est ton cadeau !
Elle lui promet de ne pas jeter un regard dans cette direction, tandis que je balade le mien ailleurs. Soudain, je vois, trois chalets plus loin, une tignasse aux boucles châtains par-dessus le manteau beige que je reconnais... celui du bistrot. De notre premier face-à-face. Mes paupières s'écarquillent et je brûle d'envie d'hurler son nom. Mais elle ne m'a pas vu et ça vaut mieux ainsi. Si Amélie la voit, elle fera la gentille avec elle, nous n'aborderons pas les sujets qui fâchent, puis mademoiselle sera triste de la voir repartir de son côté le jour de « notre » Noël. Aussi décidé-je de me taire. De la regarder prendre son achat, puis s'effacer dans la mêlée, la tête basse. Elle parait tellement repliée sur elle dans ses attitudes, la peur guide ses pas crispés. Moi, c'est la souffrance physique. Ah bordel, plier les genoux devient si difficile ! À tel point qu'Anne-Lise me somme de les attendre sur le banc d'une buvette et décrète qu'on rentrera dès que possible.
Mais même assis, je ne peux faire de génuflexions sans boules électriques sous les rotules et j'étends mes jambes comme je peux sous la table. Une demi-heure plus tard, on rentre enfin, avec Anne-Lise qui m'aide à remonter. On finit la déco du sapin, du moins elles, car moi je ne quitterai pas tout de suite mon sofa chéri. On déballe ensuite les cadeaux, on reprend l'envie de rire et de faire des bisous, on mange à midi trente et... ça va. Je suis raide comme un piquet couvert d'échardes, mais ça va. Je prends sur moi. Quand Anne-Lise nous laisse vers seize heures, elle est rassurée de me trouver un air plus jovial, sans avoir vu le médicament que j'ai pris en revenant. Hélas, deux heures plus tard, à la fin d'un film d'animation sur le thème de Noël regardé ensemble, Amélie me demande ce qu'on mange, et lorsque je projette alors de me lever, je me rends compte que c'est trop douloureux. Mes doigts se sont de plus en plus figés durant la journée. Je cligne des yeux pour garder les idées claires et esquive la tâche.
— Plein de zakouskis spécial Noël ! Tu peux mettre le four à préchauffer et sortir la boîte du freezer ?
— Oh, je peux déposer les petits fours ? Ça, je sais cuisiner !
Mon sourire tendre transparait dans ma réponse.
— Si tu veux, princesse. On les mangera devant un autre film de ton choix.
— Trop cool ! Je préfère ça que rester à table des heures avec des adultes qui boivent du vin en parlant trop fort, chez maman c'est tout le temps comme ça et je peux pas partir avant le dessert. Et ici, y aura du dessert ?
— Une bûchette glacée vanille-chocolat, comme tu aimes.
On suit notre programme, les heures passent... Je me dis que pour la bûche, je vais bien devoir me lever : Amélie ne va pas utiliser le grand couteau pour couper des tranches. Malheureusement, mon corps ne veut rien savoir. Tout argument n'y change rien et les perturbations s'enchainent : mon cri, le courant électrique qui me fout un coup de Taser dans les jambes, et ces fourmillements qui s'étendent à vitesse grand V. La déferlante me fiche à terre, au pied du canapé, les larmes aux yeux. Amélie se précipite vers moi en m'appelant avec panique. Merde, elle a compris à quel point je suis atteint, aujourd'hui. Putain non, c'est notre Noël, je ne veux pas gâcher ça ! Avec toute ma volonté, je prends appui sur le coussin du meuble. À l'aide de mes coudes, je me hisse, quelques sueurs au front.
— Fait... chier !
— Papa ! Papa, ça va ?
Mais mon corps se transforme en feuille qui ballote sous le vent d'automne, à deux doigts de quitter l'arbre. Il est attiré par le sol et s'affaiblit irrémédiablement. Mes suivis de kiné de la semaine ont été inquiétants, et voilà que tout se confirme. Dans mes membres sans force, dans mon mal de tête, dans ma vue floue subite, ça se confirme. Non, pitié ! Pas seul avec ma princesse ! Mais qu'est-ce que je lui offre comme vie ?
— A... Amé...
Ma voix est affaiblie par un mélange de crispation et de choc. Je me statufie, ce SGB a préparé sa fiole de poison pour m'anesthésier de douleur. J'entends les sanglots de ma petite qui ruinent mes derniers espoirs. Je ne peux plus me voiler la face.
— Papaa, j'peux rien faire ! J'aurais pas dû trainer, je t'ai trop fait marcher dehors, c'est ma faute !
— M-Ma chérie, calme-toi, ce n'est pas du tout ta faute, voyons.
J'arrive à pivoter le tronc et reste assis contre le carré de mousse du mobilier, les jambes étalées au sol. Au moins, je peux croiser son regard embué et capter son attention.
— Et tu peux agir... tu vas passer un coup de fil pour qu'on vienne m'aider, ça va ? Tu crois que tu peux faire ça ?
— Je... qui ? L'ambulance ?
— Je ne veux pas que tu me suives seule à l'hôpital, tu dois rester avec... avec quelqu'un de confiance. Ta tante est loin, as... as-tu le numéro de Corinne ?
— Je l'ai pas effacé. Je voulais que vous retourniez ensemble, admet-elle d'une petite voix. Elle répondra ?
Je lui adresse un petit sourire. Cacher les douleurs. Même si je ne peux plus rien contre elles.
— Si l'appel vient de toi, elle décrochera. Je lui fais confiance.
(*)L'axone est la fibre nerveuse qui prolonge le neurone, l'intérieur du nerf, l'extérieur étant la myéline, comme un câble électrique.
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Mon regard sur toi
RomanceCorinne Leclerq a 30 ans et mène une vie... Enfin, elle mène une vie. Elle travaille, rentre, dort. Un couple, un crédit hypothécaire ? Il n'en est rien. Corinne a sa chatte Cristie, un studio, point. C'est ainsi, quand personne ne nous remarque, sa...