Comme je m'épuise facilement en cuisinant et que j'ai envie tout de même de gâter ma fille lorsqu'elle vient deux jours, nous avons décidé de choisir une thématique chaque weekend ensemble. Ainsi, je cuisine qu'une fois du couscous pour les 3 jours, par exemple, ou je fais une réserve de pain coupé, une grosse soupe qu'on n'a plus qu'à chauffer à chaque fois... Dans d'autres circonstances, sans doute s'en serait-elle plainte, mais elle semble le prendre comme une bravade aux consignes strictes de nutrition de sa mère et une manière de m'aider à mieux me sentir.
— Hawaï et Quatre Saisons.
— Mouais, je préfère l'Hawaï. Je pourrai en prendre trois bouts ?
— Si tu as l'estomac assez grand, fais-toi plaisir !
Elle s'installe dans sa chambre, pendant que j'allume le four, avant de m'effondrer sur mon sofa. Ah que ça soulage...
Amélie s'est adaptée à mes faiblesses. Elle sait que j'aime récupérer un peu d'énergie, à son arrivée, elle en profite pour se laver et se mettre en pyjama. Heureusement qu'elle est assez autonome. Hélas, pour Laeticia, ma présence auprès d'Amé n'est plus une garantie de sécurité. C'est vrai qu'il est loin le temps où je pouvais boxer un pervers qui avait pincé une fesse de ma femme. Mais tout de même, parfois je me demande si elle n'a pas laissé son ancienne image de moi dans ma chambre d'hôpital, pour ne plus voir que mes restes d'infirme sans virilité. Toujours est-il qu'à cause de tout ça, je fais profil bas et reste chez moi un maximum quand j'ai ma fille. Nous allons parfois faire des courses ou au cinéma d'en face, mais elle en veut plus et guette les événements du centre-ville, notamment l'un des plus célèbres de la région.
— 'Pa, on ira aux vingt-quatre heures Vélo ou pas ? Y a Samia qui me demande si on pourra s'y croiser, elle est déjà sûre d'y aller, elle. Si tout le monde y va sans moi, c'est pas juste, en plus, tu vis juste devant !
— Je sais que tu as très envie de t'y rendre, peut-être voir avec tes amis ?
Je pousse un soupir, puis me redresse pour aller mettre les pizzas au four. Son « Oui, mais... » me pousse à pivoter vers elle, pour croiser son regard peiné et constater le temps arrêté autour d'elle. Debout, au milieu du living, elle ne trouve pas ses mots et pourtant, son message est clair. Tout son corps me crie « mais je voudrais y être avec toi ». Dans un nouveau soupir, je sors les assiettes et le découpe-pizza.
— Je vais y réfléchir, Amé. Tu veux bien mettre la table ?
À nouveau, mon mal s'immisce entre nous et nos projets. Je change de sujet de conversation et garde pour moi ma mélancolie. On parle d'école, de son beau-père Antoine avec qui elle s'est fâchée, puis je l'oblige à lire un chapitre de plus du récit pour avoir le droit de prendre son smartphone. Elle râle, mais le fait quand même. Quand enfin elle peut jouer, je la laisse parcourir ses applications tranquillement à côté de moi, surveillant l'heure où elle devra me le rendre pour aller se coucher.
Pendant ce temps, je tourne le cou vers la Grand Place qui nous fait face. Mon regard en biais vérifie si le mur de tissus occultants me sépare toujours de la mystérieuse tigresse aux courbes captivantes. Hélas, oui. Soit elle n'a pas encore lu ma lettre, soit elle l'a déchirée, soit elle m'en veut trop pour risquer que je la voie. Décidément, c'est un « jour sans » de plus. J'ai récupéré mes membres intacts, néanmoins, tout mon être manque de souffle. Je ressens un irrépressible besoin de m'évader dans le silence, ponctué par les tapotements des doigts d'Amélie sur son écran. Auparavant, ces envies donnaient lieu à des sorties pour décompresser, des voyages ressourçants. Maintenant, j'exécute ces évasions dans mon imagination, faute de mieux. Je ferme les paupières. Des écouteurs de ma fille s'échappent des grésillements, dont je reconnais des variations au milieu du calme ambiant : Rythm of the night, remixé. Mes index tapotent le tempo et, dans mon esprit, la charmante inconnue reparait. J'essaye de calquer ses mouvements mémorisés sur la musique, je la revois se dandiner en remuant une spatule dans son poêlon et ça m'amuse autant qu'à ce moment-là. Ahh je n'ai pas regretté d'avoir zoomé à cet instant-là, d'avoir regardé ses lèvres s'agiter en vitesse. Même si elle l'a mal pris, je m'en veux pour aucun de mes mots sincères. « Vous savez que vous êtes sensuelle quand vous dansez ? », au vu de sa réponse, je crains qu'elle ne le sache pas. Oh bordel, que sa silhouette là-bas me manque ! J'aimerais tellement savoir ce qu'elle va faire de ma lettre, que c'est frustrant d'être dans l'ignorance ! Je sais qu'elle n'aimait pas que je la voie chez elle, mais sans cela, je n'aurais pas pu la contempler dans tout son naturel. Aussitôt, le souvenir de sa sortie de salle de bain, après sa première lettre, me revient à l'esprit ; cet essui* qui l'entoure, mon cerveau s'échauffant en imaginant la beauté du corps caché, la peau à nu, le rien qui montre tout. Elle avait des joues rosies par la chaleur de l'eau, tandis que je mettais mon zoom à max. J'avais eu le temps de baisser légèrement le viseur, pour voir une seconde fugace ses petits seins ronds, avant que la nuisette ne glisse sur tout son corps. J'ai bien essayé de voir plus bas, mais ce fut trop furtif. Il n'empêche que j'étais fier, comme un chercheur d'or face à une belle pépite.
— 'Pa, est-ce que... ? À quoi tu penses ?
La question d'Amélie me sort de mes rêveries et je la fixe, ce qui la fait ricaner.
— Papi est dans la lune ! Faut pas que tu dormes ici, hein ? Pourquoi t'as souri ?
— Oh, j'ai souri ?
— Ouais.
— Pour rien, murmuré-je songeur, pour rien.
Vivement que je sache dimanche si tous ces fantasmes visuels pourraient devenir plus concrets. En attendant, je profite d'avoir ma précieuse chez moi. En lui faisant un bisou du soir, je lui promets que le lendemain, elle pourra dormir plus tard et voir un film avec moi, si elle lit son roman jusqu'à la page 130. À peine notre étreinte achevée sur un « bonne nuit », elle s'empare de son bouquin et s'allonge confortablement dans son lit pour lire. Le samedi me démontre qu'elle a bien compris le message et le weekend se déroule paisiblement. Dimanche soir, je trépigne. Amélie me regarde aller d'un bout à l'autre de la pièce pour faire des trucs stupides comme replacer un cadre photo ou ranger une spatule. Bien sûr que c'est inhabituel, je suis censé me ménager et économiser mes forces. Ça finit par me causer des douleurs dans le bas des jambes. Inutile de préciser que ma fille maligne n'a pas raté l'occasion de m'interroger.
— Tu veux pas t'asseoir, 'pa ? Ça te fait mal d'être assis ?
— Hein ? lancé-je entre deux mouvements. Oh non, ne t'inquiète pas.
— C'est parce que je vais repartir ?
Sa question triste me sort de mes pensées déstructurées. Je pivote vers elle de nouveau, en me figeant cette fois, puis m'approche de ses traits inquiets. Ma main vient caresser le haut de son crâne pour la rassurer et, instantanément, je vire les marques d'inquiétude de mon visage. À la place, j'apaise Amélie d'un sourire en coin.
— Je sais bien que je te reverrai dans deux semaines, ce n'est pas par rapport à toi. Tu as fini de ranger tes affaires ?
Elle se décrispe à son tour et retrouve son adorable sourire. Ouf !
— Ouais, je peux aller chercher la lettre de ton amie, avant que Tante Anne-Lise arrive !
À peine a-t-elle dit cela qu'elle file chercher son manteau. Sacrée gosse ! Il lui reste encore trente minutes environ avant l'arrivée de ma sœur. J'en profite pour m'étendre sur le canapé et masser là où ça me travaille, en sortant une bouteille d'huile apaisante de mon porte-journaux. Mon cœur s'affole, la litanie des questions sans réponse vient me tourmenter encore avec ses ribambelles de « et si ? », au point de me faire allumer la première application de jeux qui passe.
Après trois niveaux franchis, je jette un œil à l'heure affichée en petit. Elle met plus de temps que d'habitude, que se passe-t-il ? Il vaut mieux que je l'appelle. S'il lui arrivait quoi que ce soit de bien traumatisant, Laeticia veillerait à me tuer... si jamais je ratais mon suicide !
*Essui ; serviette de bain en France
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Mon regard sur toi
RomanceCorinne Leclerq a 30 ans et mène une vie... Enfin, elle mène une vie. Elle travaille, rentre, dort. Un couple, un crédit hypothécaire ? Il n'en est rien. Corinne a sa chatte Cristie, un studio, point. C'est ainsi, quand personne ne nous remarque, sa...