Corinne :
Ce dimanche, cela fait presque un mois que Mike est dans le coma. Je ne pleure plus, je ne me réjouis plus, j'attends. J'ai eu ma phase de faux espoirs, quand il agitait un doigt, de désespoir aussi, quand plus rien ne semblait ébranler son long sommeil, mais la fatalité revient toujours et l'immuabilité de son état a fini d'échauffer mon imagination. Je reste confiante, grâce à mes nouveaux contacts internet et Anne-Lise ; chaque jour, je guette le jour. Le seul mot qui me hante toute la nuit, jusqu'à ce que je vienne lire le carnet, c'est « complications ».
Dès que j'entre dans la pièce, c'est « Bonjour, chéri », un baiser sur son front, et les écouteurs dans ses oreilles. Je ne sais pas ce qu'il comprend de ma démarche. Il m'arrive de garder un écouteur et de partager avec lui nos souvenirs en musique. Mais je le retire quand le message d'Amélie passe. Je l'ai écouté une seule fois, trop plongée dans ma lecture pour m'en rendre compte tout de suite, et ça a marqué mon cœur. La petite est pleine d'espoir depuis que j'ai dit que les médecins envisageaient de baisser les doses des produits qui provoquent son sommeil infini, pour voir son état au réveil. Elle lui rendra visite lorsqu'il sera capable de parler, c'est ce que j'ai obtenu de Laeticia. Autant dire que, depuis, Amélie me demande chaque jour s'il a ouvert les yeux.
Je tapote du pied en lisant, quand mon oreille libre entend un grognement discret. Je pivote le cou si vite que j'ai dû frôler le torticolis. Et là, je les vois : ses irremplaçables yeux bleus tournés vers moi comme ils peuvent. Des sons restent bloqués entre ses lèvres qui tremblotent. Je crie de joie en dehors de toute décence dans ces lieux, et enfonce le bouton d'appel en me jetant au bord de son lit. Mes yeux picotent et je me retiens de le toucher.
— Oh, Mike ! Ça faisait si longtemps que tu étais dans le coma ! On est le quatorze janvier !
Je lui montre le calendrier que j'ai placé sur sa table de chevet en début d'année. J'ai piqué l'idée à sa mère. J'ai lu que le bond dans le temps était difficile à concevoir au réveil. Et j'ai en effet droit à ses sourcils levés avec étonnement. Ses paupières s'abaissent ensuite. Il doit être vaseux. Sa bouche tente de remuer les lèvres sans y parvenir. En plus, avec la trachéo, il ne pourra pas porter sa voix. Il va falloir procéder autrement.
— Euh... essayons des questions fermées. Tu peux cligner des paupières facilement ?
Il ferme les paupières ostensiblement, puis me refixe. C'était comme un acquiescement. Ça me fait sourire : on n'a plus échangé depuis des semaines, alors cette communication, si basique soit-elle, est un vrai bonheur.
— Tant mieux ! On n'a qu'à dire un pour oui, deux pour non. Tu apprécies d'écouter la musique ?
Un clignement.
— Tu as eu tout le temps les mêmes musiques dans les oreilles, tu te souviens de toutes ?
Encore un clignement.
— Si je t'amenais une radio, ce ne serait pas mieux ? Tu aurais un peu les actualités en plus de la musique.
Il agite ses iris des deux côtés, marquant son hésitation.
— Ta fille viendra te voir quand tu arriveras à parler. J'ai négocié ça avec sa mère. C'est mieux que rien, tu sais ce qu'il te reste à faire.
Il ouvre des yeux ronds, puis les plisse avec la petite étincelle d'expression.
— Surpris, hein ? Ça faisait partie de ma promesse. J'espère que maintenant, tu as bien compris que je t'aime.
Deux clignements. Quoi ? Mais aussitôt, ses paupières se replissent avec des traits malicieux qui ne trompent personne.
— Saleté de Renard, même quand tu as perdu ta langue, tu te fiches encore de moi.
Ses yeux s'étrécissent et son coin de lèvres le plus valide frémit : je suis sûre qu'il serait occupé à rire, s'il le pouvait. L'infirmière arrive, puis les médecins, ils vérifient les zones de douleurs, renvoient faire une EMG... Tout ça pour avoir la précieuse réponse : est-il sorti de la phase plateau ? Clairement, cela indiquerait le début du parcours du combattant, mais aussi des plaisirs de récupérer son corps. Mike m'a fait comprendre à quel point la vie offre peu de seconde chance. Et de second corps. Chaque jour après le travail, je viens le voir lutter contre maladie et douleurs. Tous ses petits succès, j'en prends note dans le carnet. Certaines victoires sont plus savoureuses que d'autres. Début février, j'ai eu droit à « Bonjour, chérie » avec une voix de petit vieux lorsque j'ai franchi la porte de sa chambre, vite suivi de gloussements d'une infirmière complice.
Amélie est venue le voir aux vacances de carnaval. Je pense avoir rarement eu des larmes de joie dans ma vie, mais je savais que le jour de leurs retrouvailles, je n'y couperais pas. Amélie s'est retenue de se jeter à son cou, c'était mignon. Elle le surnomme maintenant « arrière-papi ». En avril, le retrait des tuyaux est une libération. Il mange à la paille et doit toujours se faire nettoyer le nez régulièrement, mais plus d'aspiration de salive -je ne supportais pas de voir ça-, puisqu'il parvient à déglutir.
Sa fille insiste beaucoup pour qu'il puisse sortir le jour de sa remise du CEB, à défaut d'avoir pu être là pour son anniversaire. Autant dire que la pression sur ses épaules est forte. Mais il en a besoin. Début mai, il redresse un peu le dos, tient sa tête sans peine et ses exercices de jambes semblent suffisants pour songer à le remettre debout. « Mauvais souvenir » m'avoue-t-il. La table de verticalisation ne lui fait pas vraiment envie. Alors, j'ai demandé aux infirmières de me prévenir quand il risquait de produire des pas et de m'indiquer qui se chargerait de son encadrement ce jour-là. Apparemment, au rythme où il récupère, cela doit tomber un certain mercredi. Voilà l'occasion parfaite pour créer un nouveau souvenir heureux père/fille et en promettre d'autres, dans un quotidien pas fort gai qui commence à faire long.
Lorsque j'appelle Laeticia pour lui demander si je pourrai prendre Amélie l'après-midi, je lui explique ce que j'aimerais organiser durant le weekend, du moins, si Mike réussit son défi du jour. Il faut dire que le programme ne manquera pas de plaire aussi à Amélie et que la météo est assez clémente actuellement, sans compter l'absence de sa mère tout le samedi et l'arrêt des weekends de Mike qui perdure... Laeticia ne s'y oppose pas. Je m'en doutais un peu. La fugue et mon implication l'ont marquée, mes rapports avec elle sont plus zens qu'avec Anne-Lise.
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Mon regard sur toi
RomantizmCorinne Leclerq a 30 ans et mène une vie... Enfin, elle mène une vie. Elle travaille, rentre, dort. Un couple, un crédit hypothécaire ? Il n'en est rien. Corinne a sa chatte Cristie, un studio, point. C'est ainsi, quand personne ne nous remarque, sa...