Partie 4 : AU-DELA - Ch. 30 "Changement de balconnet" (SUPER FIN)

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Mike :

J'ai l'impression d'être entré dans la vie d'un autre. Un autre Mike. Qui a une femme, une maison, sa fille près de lui, des amis qui viennent le voir et plein d'activités. Corinne me donne du rêve gratuitement, elle ne vend rien, pas même la mèche. Je ne sais pas où je vais, ni maintenant ni plus tard. Où me conduit-elle ? De l'autoroute de Bruxelles à de nouveaux projets, il n'y a qu'une nuance. Je contemple encore la page du dépliant. J'ai parcouru les détails trois fois, un peu absent, à peine réactif aux quelques phrases qu'Amélie balance quand elle n'écoute pas sa musique.

« Métamorph-osée », exposition au Centre de la Photographie de Charleroi. Il y a même une version « musicale », sans doute à l'audioguide. Une affiche employant l'une de mes photos prises sur le balcon, avec Corinne qui me tourne le dos, le bras contre le chambranle, la hanche courbée, noircie par le contrejour de sa lampe de cuisine. Ma biographie en tout petit avec une photo qu'Anne-Lise avait prise de moi lors d'un bon jour. « Il revient exposer après plusieurs années de retraite pour des causes médicales. » Bon sang ! Elle me met devant le fait accompli, je ne peux pas fuir ! Je suis secoué. « Pas de raison que je sois la seule à vivre ça », alors voilà ce que ça faisait, quand je la poussais dans ses retranchements ? Je comprends qu'elle ait parfois craqué... Je me demande si moi aussi je vais tenir le coup au vernissage d'un tel événement. Le Centre de la Photographie... ce n'est pas rien. 

Mais j'ai compris sa manœuvre. Me battre, c'est aussi cela. Non seulement je dois vaincre les caprices de mon corps, mais je dois les assumer aussi, ce que je n'ai jamais bien réussi, tant j'y ai perdu des plumes. Elle me met en danger avec un machiavélisme pardonnable. Le flot des constats en découle. Corinne a repris les photos. Elle a organisé cette exposition avec ma sœur, pris des contacts avec l'extérieur et conviction. Elle va montrer son corps à travers mon regard. Elle va affronter ceux qui lui diront qu'elle a de jolies formes, qu'elle est terriblement belle. Alors... j'ai réussi ? Et voilà qu'après avoir insisté auprès d'elle pour vivre sa vie à fond, elle me renvoie l'ascenseur. Elle m'oblige à replonger dans cette passion qui me manquait, elle qui en avait conscience plus que quiconque. Je vais retrouver là-bas sûrement de vieilles connaissances et l'ambiance particulière des vernissages, tant de Madeleine de Proust vers de bons souvenirs que je croyais ne plus jamais revivre.

L'émotion me submerge, mon visage se couvre de chaleur qui converge vers mes yeux et... même si ça m'arrache presque le bras de douleur, je ne peux m'empêcher de poser une main sur mes paupières humides de joie et de reconnaissance. La vague d'émoi m'a étreint comme une violente force de la nature. Quand un sanglot traverse mes lèvres tremblantes, je me réjouis qu'Amélie soit trop concentrée sur le son de ses écouteurs pour réagir. Je n'aurais pas l'énergie et les mots pour lui expliquer tout ce qui a ressurgi à l'instant. Une larme touche le livret culturel et me ramène à la réalité. J'essaye de récupérer mon souffle. Je ne me souviens même plus de la dernière fois où j'ai pleuré d'autre chose que de tristesse. La fatigue qui me harasse chaque jour doit aider, mais très franchement, cette annonce m'affecte encore plus qu'une demande en mariage. C'est une demande en... « brisage de freins en commun » ? Pour le meilleur et pour le pire, nous, ce sera les deux à la fois.

Une main se pose sur mon poignet et un pouce parcourt ma paume. Elle quitte la route des yeux en plein bouchons pour un coup d'œil compatissant. Nous ne disons rien, un étirement de lèvres éloquent suffit et l'amour me couvre. Je digère ça pendant un bon quart d'heure de silence. Mon bien-être m'aide à me détendre. J'avale un de mes anti-douleurs et décide de dormir durant le gros du trajet. De toute façon, elle ne me dira pas où on va, cette félonne. Ma félonne.

Lorsque j'émerge, je me rends vite compte qu'on est en Flandre et que les paysages sont planes. Des mouettes et goélands passent par-dessus les derniers champs, la réponse vient toute seule.

— On est à la Côte (*) ?

— On est presque arrivés, oui.

Elle évite la direction des grandes villes et a enclenché son gps. Destination : Westende. Petite plage entre les grosses zones touristiques, bonne idée. Amélie soupire ; le temps doit paraitre long. Aussi, lorsque Corinne trouve une place pas trop loin de la digue, Amé veut conduire ma charrette. Je crois que ça va devenir son jeu favori à chaque sortie. J'ai mon appareil autour du cou, le plus léger, qu'Anne-Lise a pensé à me rendre hier. Elle devait savoir ce que Corinne allait faire. Nous trouvons une bonne friterie sur une placette et embarquons nos cornets pour manger sur un banc, face à la mer. Le petit vent fait du bien, le temps est sec... c'est vraiment agréable. On a réussi à caler le cornet sur moi, afin que je n'aie qu'à lever le poignet pour mettre des frites en bouche. Ma chaise est juste à côté de leur banc, nous voilà tous les trois en train de soupirer de bonheur.

Amélie fait un selfie, ensuite, elle nous supplie pour aller dans l'eau. Corinne approuve, le temps de midi est le moment le plus agréable pour faire trempette dans cette eau rarement chaude. Bien sûr, avec le sable, elle est obligée de suivre le chemin de plaques en bois pour faire rouler mon fauteuil. À la moitié du parcours jusque dans les vagues, elle doit me laisser là, mais ça me va. Je ne peux pas encore tremper mes pieds, de toute façon. Contempler cette étendue me suffit. Alors qu'Amélie l'appelle, déjà en maillot, Corinne retire son propre pantalon en me disant :

— La voilà, ta plage. Profites-en bien. On revient.

En un clin d'œil, au propre comme au figuré, elle finit en maillot une pièce noire qui lui attribue une silhouette diablement sexy. Son baiser est profond, c'est la symbolique qui l'intensifie. Elle court jusqu'à Amélie et joue avec elle à éviter les petites vagues qui se meurent dans un souffle d'écume sur le sable. Quand je les vois s'envoyer de l'eau dessus en riant, je vois mon avenir rire aussi. C'est vrai, elle est là, la plage sur laquelle je vais enfin reposer mon esprit tourmenté. J'ai le corps en souffrance, mais la tête et le cœur en paix. J'écoute leurs éclats de voix se mélanger au doux son de la houle, je respire un air revigorant qui m'éloigne de mes souffles artificiels, il ne me manque que le toucher, et j'ai envie de soudain... toucher mon bonheur du doigt. Un doigt d'honneur à ma maladie.

Alors je place mes poignets au bord du fauteuil et, après une ultime hésitation, je concentre mon effort dans mes bras et serre les dents. Mon corps se hisse, je nie la douleur dans mes jambes et mon dos, campé sur un équilibre précaire, aidé d'un appui sur la chaise et du sable qui s'adapte à mes chaussures. Je suis debout. J'ai des vertiges, mais je suis debout, merde ! Et, décidé à envoyer valser mes douleurs, je soulève mon appareil photo de ma main libre. Je m'assure que le stabilisateur rectifie bien mes tremblements et zoome sur mes deux bouts de femmes préférés. Je vais gagner. Et je n'accepterai plus que les victoires.


Clic



(*) Comme la « Côte belge » englobe toutes les plages du pays, il n'est pas rare de dire qu'on a « un appartement à la Côte » sans devoir préciser laquelle. 



ET VOILA ! Il ne vous reste plus que l'épilogue à découvrir... alors, qu'en avez-vous pensé ? ;) 

Mon regard sur toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant