Le mercredi des 24H/Vélo est là. Avec Mike, nous attendons l'arrivée d'Amélie et ses amis sur la place de l'Université. Il trépigne, les yeux rivés sur son portable. Je lui prends la main, pour apaiser le séisme qui s'est déclenché en lui. Il craint de montrer sa faiblesse devant les camarades, d'autant que sa séance de kiné la veille n'a pas été facile. Il en est revenu les jambes toutes raides. Il n'aime pas en parler, j'imagine que c'est aussi une façon de combattre ses douleurs, mais je ne suis pas dupe. Enfin, il reçoit un sms de sa fille et sort du silence.
— Bon sang, Corinne, je suis fatigué, je ne sais pas si je vais tenir très longtemps. Déjà pour venir jusqu'ici... et après encore fendre la foule pour le retour...
C'est vrai qu'il s'est déplacé tout le long à petits pas prudents, comme s'il marchait sur du verre ou avait des cailloux dans les chaussures.
— Tu as pris un antidouleur avec toi ? Ça t'aiderait un peu.
— Oui, mais crois-moi, rien ne me soulage jamais complètement. Ça atténue, c'est tout. Certains font même somnoler ou créent des dépendances, je ne dois pas en abuser. Je vais lui dire de nous rejoindre près du château gonflable directement, ça nous fera gagner un peu de temps assis.
J'attends qu'il prenne son médicament, puis lui propose mon bras.
— Je sais qu'en général, ce sont les hommes qui invitent leur femme à se coller contre eux, mais je vais faire une entorse à la règle.
— J'ai l'impression de voir une infirmière me guider comme un pauvre hère dans la salle de repos, ricane-t-il.
Je calque mes pas sur les siens et nous progressons vers les rares tables libres d'un café.
— Tout à fait, je serai ton infirmière personnelle toute la journée. N'est-ce pas un fantasme de mec, l'infirmière sexy ?
— Ça me fait plaisir de t'entendre dire que tu es sexy.
Nous zigzaguons dans le brouhaha de la foule en fête et des enfants surexcités. Voyant sa grimace lorsqu'il s'abaisse pour s'assoir, je m'en vais lui chercher à boire pour être sûre qu'il ne se lève plus. Depuis qu'il m'a parlé de sa maladie, j'ai récolté des témoignages sur le net, on insistait souvent sur ce point : même quand on prétend que ça va mieux ou qu'on en a l'air, en réalité, les douleurs sont quasi continues dans la majorité des cas et ne font que changer de forme et d'intensité. J'ai bien vu qu'il avait du mal à fermer les doigts autour de mon bras. Ses extrémités souffrent, pieds compris. Mais je ne veux pas voir de peine ou honte sur son visage. Je joue les gardes du corps et la gardienne de l'âme. Sur le chemin pour venir, j'ai même réussi à le faire rire lorsque j'ai fusillé du regard un badaud qui venait de le bousculer. Le gars s'est carapaté, la tête coincée entre les épaules, sans que je n'aie eu besoin de l'ouvrir. Et ça, pour mon petit ami, c'est désopilant.
À peine avons-nous achevé nos verres que Mike repère la mère de la camarade de classe et le troupeau d'enfants. Ils se saluent, apparemment, la mère ne l'a plus vu depuis trois ans. Tandis qu'il étreint sa fille, il n'évoque que l'essentiel de son parcours. Qu'il se soit confié à moi plus en détails est une preuve de plus de son attachement sincère. Amélie me bondit dessus aussi.
— Corinne ! Tu ne travailles pas ?
— J'ai pris congé pour passer la journée avec vous. Tu peux aller jouer sans crainte, ajouté-je plus bas à son oreille, je surveille ton père.
— Super ! Parce que je veux tout tester ! Looooolaaaaa !
La mère de famille, ayant sept gamins à surveiller, préfère les suivre le long des animations. Mike se masse le front : entre les cris et la musique, le bruit ne manque pas.
— Je viens de frôler la migraine.
— J'ai des bouchons d'oreilles, tu veux ? Tu me connais, j'aime le calme et la tranquillité.
Il échange un regard malicieux avec moi, par-dessus ses doigts crispés.
— Donc là, tu prends sur toi ? C'est cool, je ne serai pas le seul à souffrir. Ne le prends pas mal, c'est juste agréable d'être compris à ce sujet.
Mes bouchons d'oreilles tremblent entre ses doigts, il doit s'y reprendre à deux fois pour les coincer. Je m'en vais commander un soda pour Amé, sous la suggestion de Mike. C'est étrange d'apprendre petit à petit à connaitre Amélie, pour pouvoir faire une bonne belle-mère, moi qui ne suis même pas mère. J'accumule les connaissances en attendant de voir comment bien gérer ça. À ce propos, je lance à Mike d'un ton léger :
— Au fait, je joue à la belle-maman gâteau ou attentive à sa santé ? Fast food ou slow food ?
Une enseigne de chaque catégorie se trouve à deux pas, sur le chemin du retour. Mike n'aura pas l'énergie de cuisiner et Amélie appréciera de manger dehors. D'un sourire en coin, il comprend mon manège.
— Si tu veux l'avoir dans ta poche, mise plutôt sur le fast food. Sa mère la surveille suffisamment comme ça, elle fait rarement une entorse, et puis... c'est la fête.
Amélie revient d'avoir été « sauver l'ours polaire de la place » vers seize heures trente, essoufflée d'avoir parcouru plein de tentes d'activités avec ses amis.
— La boisson est presque plate, fait remarquer Mike, on pensait que tu reviendrais plus tôt.
— Pas grave, c'est bon quand même. Y a encore un spectacle avant la fin, on peut rester un peu ?
Mike me passe le relais d'un simple regard. Je prends mon air taquin.
— Eh bien, oui, mais pas longtemps, si jamais on veut manger avant de rentrer à l'appart. Un bon burger frites, ça te dit ?
Elle ouvre de grands yeux étincelants qui me répondent déjà, cessant aussitôt de boire.
— Vrai ? Trop bien ! Promis, je reviens dès la fin du dernier spectacle ! Et je reste près de la maman de Lucie puis près de vous !
Elle file après avoir englouti le reste du verre, sautillant entre les gens. Mike prend ma main comme il peut.
— Merci, ma belle. Comme dirait ma gamine, tu gères.
Sa réplique me fait rire avant qu'il ne m'embrasse. Je nage dans un petit bonheur. Bon, je souperai avec une salade bizarre, mais c'est pour la bonne cause. Amélie tient parole et obéit à son père pour rester proche de nous, comme un âne évitant de perdre de vue sa carotte. Elle est vite récompensée, quant à Mike, il picore à peine quelques frites, trop épuisé pour avoir faim.
Souper = prendre le repas du soir, en Belgique.
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Mon regard sur toi
RomanceCorinne Leclerq a 30 ans et mène une vie... Enfin, elle mène une vie. Elle travaille, rentre, dort. Un couple, un crédit hypothécaire ? Il n'en est rien. Corinne a sa chatte Cristie, un studio, point. C'est ainsi, quand personne ne nous remarque, sa...