Partie 2 : REELLE - Ch. 10 Au pas de la porte (fin)

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—Tu vis aussi sur la Grand Place, Mike ?

Je pivote vers Nora dont le ton est toujours d'un calme... distant. Je ne sais pas pourquoi, mais il est clair qu'elle ne me piffe pas. Contrairement à Juliette qui semble apprécier ce qu'elle voit. Ha ! Si elle savait comme l'intérieur est pourri... Je réponds aux questions d'usage, tandis que Corinne cuisine. Mais lorsqu'elle revient, son rouge à lèvres me nargue de plus belle, en suivant les volontés de sa bouche en pomme, et je me tais. Ne plus répondre, seule technique pour encore répondre de moi.

—Que veux-tu boire, Amélie ? J'ai du jus de pomme bio, du soda, de l'orangeade...

—Orangeade !

—S'il vous plait, grondé-je entre mes dents.

—Oui, s'il vous plait.

Son air contrit d'une seconde attendrit les trois nanas. Pratique, la gamine, quand on est entouré d'aspirantes à la parentalité. Ce n'est pas une partie de plaisir tous les jours, à votre place, je ne regarderais pas trop cette petite diablesse comme un ange. D'autant que je connais Antoine, il est permissif, plus par désintérêt que conviction ; lui ne se considère que demi-parent, ça facilite les choses.

Corinne repart, ses sandales font claquer ses pieds arrondis par terre et son cul me fait encore l'effet d'un métronome. « Plic plac plic plac... » Je cligne des paupières pour me reconcentrer, une astuce qui m'aide souvent. Car, non content de bousiller mes nerfs, mon mal affecte aussi mon attention lors de grosses fatigues.

—T'as quel âge au fait ? T'as eu ta fille jeune, non ? interroge Juliette en piquant une saucisse dans le pot que Corinne vient de déposer.

—Trente-quatre. Je l'ai eue à vingt-trois ans, mais mon ex-femme a deux ans de plus que moi et nous étions ensemble depuis plus de trois ans à l'époque, ça nous a paru le bon moment.

Juliette siffle avant de me dire que je ne les fais pas vraiment. Elle est décidée à me mettre à l'aise ou me flatter, il faut croire, parce que je sais qu'aujourd'hui, mes rides et cernes me vieillissent pas mal. La nuit dernière fut particulière, ou, plutôt, ce sont les nuits calmes qui le deviennent dans mon quotidien. Foutus nerfs. Foutue insécurité. Parfois, le corps de Laeticia contre le mien au repos me manque affreusement.

—Combien de fois vas-tu chez ton père, ma belle ? demande Nora, décidément plus cool avec ma princesse que moi.

Amélie n'a pas pu s'empêcher de sortir discrètement son smartphone de sa poche et semble trop concentrée dessus pour répondre à la question, ce qui me fait grimacer.

—Amé ! On te parle.

Elle lève les yeux vers moi, avec cet air inexpressif de gosse dans son monde, pour me voir lui désigner Nora du petit doigt.

—J'ai pas entendu.

—Elle te demandait combien de fois tu allais chez moi, répété-je, agacé.

—Ben tu pouvais lui dire !

Juliette ricane, Corinne sourit, mais moi, j'ai ma dose de parent honteux.

—Donne-moi ton téléphone, ça ne se fait pas de le regarder sans arrêt quand on est en groupe et en discussion, c'est malpoli.

Je tends une main ferme. Elle me lance un regard noir, mais obéit. Le smartphone finit dans ma poche sous son air bougon. Je ne prête pas attention à son cinéma de bras croisés et de « T'es pas cool ». Corinne se place entre son amie Juliette et moi sur le canapé. La voilà à trente centimètres de moi, une expression compatissante sur le visage. Devant le silence qui a suivi mon recadrage, elle relance la conversation d'un ton doux.

—Tu l'as un week end sur deux, c'est bien ça, Amélie ?

—Ouais, feule la bête dressée.

—Pourquoi seulement quelques jours par mois ?

—Nora ! s'exclama Corinne scandalisée.

Ça, c'est une vérité que je ne suis pas prêt de fournir !

—Je ne peux pas l'avoir plus souvent, je vis loin de son école sans transport et... elle a un meilleur cadre de vie chez sa mère, ses copains... J'ai moins à lui offrir, actuellement.

L'excuse m'avantage, mais Amélie croise mon regard avec mélancolie. Elle sait que je ne peux pas faire autrement. Et pas que « actuellement ». J'ai appris à déceler les expressions sur les visages que j'immortalisais, et sa peine se cache mal derrière sa colère. Elle voudrait me voir plus souvent et que je parle de ma maladie plus facilement, quand elle s'énerve à ce sujet, j'entends crier son cœur étreint par l'injustice, ce dépit qu'elle ne verbalise pas. Inutile, ses iris bleu clair ont tout dit. Ils me transpercent de culpabilité. Hélas, Corinne bloque l'initiative de manière surprenante : elle pose une main sur mon bras, attends d'arrimer ses yeux aux miens et, dans une attitude de bonté pure, me dit :

—Ce n'est qu'une période de creux, ça devrait s'améliorer.

Elle ne sait pas tout le combat qu'est devenu mon quotidien, évidemment. Son geste me fait légèrement sourire, je ne lâche pas son regard le temps de lui répondre. Les autres ne sont qu'un décor, pendant que sa paume me chauffe l'avant-bras et les entrailles. N'ouvre pas la brèche, pauvre de toi !


PS : je viens de mettre à jour et certains chapitres ont été coupés en deux, donc ne vous étonnez pas du décalage, c'est normal :D 

Mon regard sur toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant