Partie 3 INTIME - Ch. 14 "Un paravent devant la lucarne (1)"

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—Tagliatelles avec épinard et jambon, ça te va ?

Je ne me préoccupe pas du menu, encore confuse après ma crise d'anxiété. Mais je reste bien élevée et vais rejoindre Mike en cuisine, pour dresser la table, il me remercie... Tout reste ainsi très convenu jusqu'à l'heure du repas. Mais une fois l'un face à l'autre ainsi qu'à notre assiette, difficile d'échapper aux questions.

—Pourquoi juges-tu ton image si négativement ? m'interroge-t-il d'un air grave. Déjà, tu t'en rends compte ou pas ?

Mon regard part ailleurs et mon expression s'assombrit, mais je me mets une seconde à sa place et... oui, j'imagine qu'il faudra bien m'expliquer, après ces petites frayeurs.

—Je sais, oui. C'est dans ma nature. Personne n'est parfait.

J'espère qu'il a compris les mots cachés dans mes paroles : je-ne-veux-pas-en-parler.

—Non, mais... tu es une belle femme, Corinne. Sincèrement. Ce serait triste que tu sois la seule à penser le contraire.

Touchée en plein orgueil, je risque une œillade vers lui et un fugace étirement de lèvres. Il est rare qu'on me flatte d'une belle façon, c'est vrai. Mais il ne comprend pas, il ne peut pas. Belle ou pas, ce que je suis ne va pas.

—Merci du compliment. Je n'y regarde pas trop, ça me cause plus de douleur qu'autre chose. Je préfère ne pas y penser.

—Moi je crois que c'est une très mauvaise idée. Ce n'est pas en cachant ses yeux qu'on améliore sa vision.

Mes épaules s'affaissent : son argument est d'une logique absolue. Je sens son regard qui me sonde. Je visualise très bien ses iris hypnotiques, et même, je n'ai aucun mal à percevoir son immobilité dans le silence de la pièce. Sans l'affronter, je ressens une lourdeur dans l'atmosphère du salon.

—Attends-moi un instant.

D'une main lasse, j'achève mon assiette de pâtes. Que va-t-il encore inventer ? Il semble déterminé à creuser mes sujets tabous.

Je me retourne en entendant une porte se fermer : il est revenu avec son appareil et se dirige vers le bureau au coin de la loggia. Je prends le temps d'observer sa démarche : elle a un truc bizarre. Je ne mets pas le doigt dessus. Ce n'est pas un boitillement, mais... une raideur. Cette histoire de béquilles et de cannes racontée par le vendeur me turlupine. De loin, il me semble voir des clichés... Oh non, pas de ma sale tête ! Comme une échappatoire pendant ses bidouillages sur ordinateur, je rassemble la vaisselle, frotte la table... puis, en ramenant l'éponge, je constate un semainier près de l'évier. Il y a plusieurs médicaments dans les cases translucides journalières. Maintenant c'est sûr : il a une santé instable et n'en parle pas.

—Corinne ? Ne me dis pas que tu fais la vaisselle ?

—Euh... non, j'ai nettoyé la table, c'est tout, bafouillé-je devant ce flagrant délit d'intrusion.

Il me fait signe de le rejoindre. Un doigt sur la touche « Enter », un sourire sur le visage, il me transperce avec ses iris électriques.

—Prête ?

J'acquiesce en restant suspicieuse. Les images défilent en diapo. Il a sélectionné une dizaine de clichés, sans doute pour donner un aperçu de son travail. Je me vois sous des angles aussi variés qu'un gros plan sur mon regard derrière l'éventail, un plan pieds au bord de la fenêtre ou un portrait pendant que j'ai mon chapeau. Il les regarde lui aussi, un grand sourire, l'œil pétillant. Fier, sans doute. Mais son murmure traduit autre chose qu'une satisfaction professionnelle.

—Magnifique...

—Pas moi, j'espère ? Tu m'as fichue dans un état pas possible.

—C'est ça qui est magique. Peu importe ton état, tu nous imposes ta prestance.

—Prestance, qu'est-ce qu'il faut pas entendre...

Je croise les bras, lève les yeux au ciel, détourne mon corps de mon hôte assis à son bureau... ce qui me vaut un rappel doux.

—Corinne ?

—Hm.

—Je veux que tu les observes attentivement. Ce seront mes dernières consignes, ensuite je te ficherai la paix, OK ? Fais ce que je te demande encore dix minutes. Max.

Notre échange visuel dure longtemps. Le silence oscille entre la suspicion et l'insistance. Mike ose un nouveau sourire, plus timide, cette fois. Je maugrée un « D'accord ». Soulagé, il se détend et relance un diaporama, mais qu'on enclenche manuellement. Il l'a remis au début.

—Corinne, essaye de dire que tu es belle sur l'image.

—Quoi ? Ridicule !

—Ha ! Attention... la promesse.

—Rhâ tu me... ! OK. Calme, calme... Je suis belle.

Je l'ai bazardé comme un vieux chiffon et ça fait souffler Mike, pendant que la seconde image apparaît.

—Prends le temps d'y croire, au moins.

—Là, tu m'en demandes trop.

—Essaye, alors, un minimum. Attends et regarde les détails.

Je tente de satisfaire sa demande, mais c'est difficile, vraiment. Allez quoi, je ne suis pas terrible. Une grosse dinde qu'on aime farcir, c'est tout. La beauté superficielle, celle des rachitiques dont on grossit le fessier artificiellement dans les pubs, pour s'assurer que tout le monde ne regarde que son cul. Le reste est à peine potable.

—Aide-moi un peu, je ne vois pas de beauté, là-dedans, avoué-je.

—Tu as une peau lissée par le spot, tes lèvres ressortent bien mieux, ainsi que ton expression un peu revêche.

—Bien... je suis belle.

Ça devient comique. Ubuesque. L'épreuve prête à sourire à force de se répéter. Au fond de moi, cela fait jaillir une pointe de joie. Elle est petite et timide, mais au fil des clichés, je le crois. Lui, a pris ces photos en me trouvant jolie. Que je trouve cela bien ou non de me rappeler des critères de beauté qui prédominent à notre époque, il a orienté son travail vers ça. Je dois reconnaitre que j'ai l'air mieux que sur des selfies.

—Ça va, Mike, j'ai compris. Tu as réussi à me rendre sympa à regarder. Un exploit.

Il pivote sur sa chaise pour me sonder, de l'intensité plein les yeux. Ses lèvres se serrent, puis s'étirent. Oh, cesse de regarder sa bouche, idiote !

—Ce n'est pas encore ça, mais c'est mieux que rien. Et j'ai droit à un compliment au passage ! N'est-ce pas le tout premier ? Pour peu, je sabrerais le champagne !

Mon regard sur toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant