Une semaine s'écoule sans que je ne ressorte de mon train-train originel, plus rassurant que jamais. J'aurais mieux fait de ne pas quitter ce confort. Tout est redevenu comme avant, à part Cristie qui me boude un peu parce que je l'ai délaissée quelques fois en allant chez Mike. Mais elle finit toujours par se blottir sur moi en ronronnant, quand je rattrape mon retard sur mes séries le soir.
— Toi, au moins, tu m'aimes sans concession, soupiré-je en la caressant.
Elle se frotte à moi, puis tournicote autour de sa gamelle vide.
— Enfin, presque.
Alors que je la nourris, le parlophone sonne. Serait-ce lui ? Je jette un œil à la vidéo-surveillance de l'appareil. Oui. Il vient sans doute de laisser sa fille à Anne-Lise après le weekend. Il a sa canne, le visage triste, mais je ne veux rien savoir. Malgré ça, je ne peux résister à l'envie de l'observer. J'ai ressenti le manque de sa peau la nuit et de ses taquineries le jour. Je sais que si je pleure en repensant à lui, c'est autant à cause du bonheur perdu que de ma blessure devant ses dossiers. Je revois cette fenêtre qui s'ouvre par-dessus son programme de retouche, avec mon nom partout sous les icones, puis mon portrait en gros plan... j'en refrémis.
Devant la caméra, Mike soupire. Il se gratte la nuque et je ne peux réprimer un sourire en reconnaissant là son vieux tic de nervosité. Mais ensuite, il semble déposer une enveloppe. Encore une lettre ! Retour à la case départ ? Elle n'a pas l'air plate. Ça m'intrigue. J'attends qu'il soit bien reparti, avant de descendre. J'avais raison, l'enveloppe est bosselée. Une fois remontée, je l'ouvre et découvre une clé usb ainsi qu'un court mot.
« Eh Caty,
J'ai tout retiré de mon ordi. Voilà la clé avec les contenus virés. Fais-en ce que tu veux. Tu ne me fais peut-être plus confiance, mais moi oui. Je suis désolé. Recontacte-moi quand tu le voudras bien. Je t'embrasse,
Renard. »
Stupéfaite, mais toujours décidée à ne pas me casser le moral davantage, je place la lettre et l'usb dans un tiroir. Il m'avait déjà prévenue par sms ou messages privés qu'il allait supprimer toutes les photos, mais qu'est-ce qui me le prouvera ? Il a déjà trahi une précieuse promesse. Je lis ses messages sans y répondre. Je vois des mails avec des liens que je n'ose pas ouvrir. Aux messages de mes amies et mon frère, je réponds laconiquement des « ça va » et « non merci ». Je tiens bon au travail, mais l'appétit ne suit pas et souvent je m'effondre sur le canapé au retour. Il n'est pas rare que je me réveille à onze heures les jours de congé, me décide à manger en après-midi et poursuive mes séries, alors que mes horaires ne changent pas au travail. Je dois doubler d'efforts pour rester calme avec les endettés fâchés. Je vais finir par demander d'être descendue au secteur des promotions et nouveaux contrats, pour moins de risques d'épuisement psychologique. Apparemment, Nora a essayé plusieurs fois de frapper à ma porte, mais soit je dormais soit j'avais les écouteurs pour regarder des épisodes. Le monde tourne à rythme qui n'est plus le mien.
Quel jour sommes-nous ? Ah oui. Samedi soir. Demain, je ne bosse pas. Et la date du 9 décembre me confirme qu'il me reste une dizaine de jours avant que ma semaine de congés ne commence. Du 16 au 25, je pourrai récupérer de mes sales nuits. Je m'apprête à commander un repas via un site de livraison, quand mon parlophone sonne. Pourvu que ce ne soit pas Mike ! Quoique, depuis le dépôt de la clé usb, il ne m'a envoyé qu'une lettre avant-hier avec un « Tu m'en veux encore tant que ça ? Réponds-moi » culpabilisant. J'ai déchiré le papier sur mon balcon, ce qui me semble une réponse claire. Je venais de pleurer au retour, exténuée, et j'avais clairement pas besoin de ça. Mais là, ce n'est pas lui. C'est Nadia. Voilà un moment que je ne l'ai pas vue, ni vraiment abordée. La pauvre, c'est ma meilleure amie et je ne lui ai encore rien dit. Mike a changé son statut Facebook et ça, personne ne l'a loupé. Même Anne-Lise a tenté de me joindre. Et là... mon amie vient de sacrifier un de ses précieux samedis soirs pour moi. Je ne peux pas lui claquer la porte au nez. Alors, mon doigt tremblant appuie sur le bouton.— Nadia ?
— En chair et en os ! Tu me laisses monter, s'il te plaît ? J'ai annulé une sortie ciné pour toi, alors me fais pas attendre.
Ça confirme ce que je disais. J'ouvre donc à ma pote qui arrive en quatrième vitesse et pousse un cri à ma vue.
— Oh non ! J'ai une version zombie de Corinne, qu'avez-vous fait de ma copine ?
Sa manière faussement épouvantée et sa question me rappelle à quel point elle partage sa vie avec mon frère. Ils finissent par se piquer des expressions sans même s'en rendre compte. J'aurais voulu avoir cette chance. Je lui souris, mais elle prend une mine grave et parcourt du regard mon studio où la cuisine est trop proprette et le living mal rangé.
— Ow, bon sang, il était temps que quelqu'un franchisse ton seuil.
Le parlophone sonne à nouveau et je m'apprête à regarder l'écran allumé, quand Nadia me devance.
— Je m'en charge ! Ouais, Jules, t'avais raison, on sera pas trop de deux pour la secouer, c'est un cas grave. Monte !
Je lève un sourcil si perplexe en croisant les bras qu'elle se justifie :
— Quoi ? S'il avait sonné en premier, tu l'aurais envoyé chier.
Je soupire d'exaspération, mais elle a raison : je me serais prémunie de ses blagues douteuses et piques sur ma vie de merde. Cependant, lorsque je découvre le visage de mon frère, je crois que je le bats en stupéfaction : il est soucieux et n'a pas l'étincelle taquine de ses beaux jours. Pire, il s'approche de moi et pose ses mains sur mes épaules, en me fixant. En silence. Un exploit pour mon attachiant frangin.
— Putain, Corinne, je savais que t'étais loin, arrête de te carapacer. Pas avec nous.
— Ah ouais ? On ne peut pas dire qu'on ait pourtant beaucoup discuté.
Nadia ferme la porte, tandis que la voix de Jules se remplit d'une douce compassion.
— T'as à peine réagi quand j'ai dit que maman revenait pour fêter Noël avec nous le dix-neuf.
Ses paupières s'abaissent, les miennes s'humidifient et la pression s'affaisse entre nous. Jules et moi nous comprenons. Cet indice est flagrant, nous avons trop souffert ces dernières années du comportement lointain de notre mère pour ne pas savourer ses retours. Il a lu entre les lignes mon indicible abîme. Tout baratin serait inutile. Il me lâche dans un soupir.
— Je ne veux pas partir avant qu'on ait parlé, OK ? Je sais qu'on ne vit pas aux mêmes rythmes, que je suis plus jeune et que je n'ai pas un boulot et une attitude sage comme toi, mais ce soir, j'aimerais que t'accordes du crédit à ce qu'on pourra se dire et que tu ne me caches rien, d'accord ? Je suis ton frère, merde !
Touchée par ce revirement soudain chargé d'amour, je ne retiens plus de nouvelles larmes. Il m'étreint. Nadia arrive derrière pour faire de même, puis ils me mènent au canapé.
— T'as mangé ? demande Nadia.
— Je... j'ai commandé, t'en fais pas, couiné-je.
— Putain, elle fait même plus la cuisine, marmonne-t-elle à Jules.
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Mon regard sur toi
RomanceCorinne Leclerq a 30 ans et mène une vie... Enfin, elle mène une vie. Elle travaille, rentre, dort. Un couple, un crédit hypothécaire ? Il n'en est rien. Corinne a sa chatte Cristie, un studio, point. C'est ainsi, quand personne ne nous remarque, sa...