Partie 2 : REELLE - Ch. 9 Quelle inclinaison du store ? (fin)

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Au lendemain de cette discussion, j'envoie un message d'invitation à manger ce week end chez moi à Nadia et Juliette. Nadia répond directement qu'elle a une soirée avec Jules de prévu, mais Juliette attend mon retour du travail pour me téléphoner. J'étais occupée à faire mes courses au SPAR© du coin, et me voilà à improviser une relation épistolaire et amicale entre deux conserves. Cette semaine, je fais des petits pois ou des flageolets ?

—Je t'ai dit, une lettre parvenue par erreur et après, on a sympathisé. J'ai fait sa connaissance dimanche et j'aimerais bien savoir ce que vous pensez de lui.

Elle me hurle dans l'oreille toute sa joie, sans doute jusqu'à épuisement de son stock. Si seulement elle savait ! Je me retiens de me taper le front, en glissant une boîte dans mon panier.

—Mais non, t'exagères, on est potes et c'est récent. T'as l'art de t'emballer.

Dans ce petit magasin, à deux pas de la Grand Place, il n'y que quelques personnes, d'autant qu'on approche de la fermeture. Je préfère, ça me permet de prendre le temps de lire les ingrédients, de comparer les prix, choses impossibles quand il y a trop de foule. Non que j'aie du mal à me concentrer, mais j'ai toujours peur de sentir un toucher inopportun quand je me tourne vers les rayons ou que je reste longtemps dans la file à la caisse. Je me dirige au fond du rayon adjacent, devant les produits de lessive, tout en maugréant :

—Julieeette, je t'invite parce que ça fait longtemps et que je ne suis pas rassurée d'avoir un gars chez moi que je connais à peine, mais si jamais tu me mets la honte en cherchant la petite bête chez lui ou chez moi, je te préviens, je –

Et c'est là que tout s'enchaîne ; un regard qui me transperce dans le dos, le mien plongeant dans deux paillettes bleues en fuite, une silhouette qui disparait dans l'allée perpendiculaire, mon cri de surprise, mon pot de lessive qui s'écrase au sol, le capuchon brisé qui libère le liquide... Voilà qu'en quelques secondes, je me retrouve pétrifiée devant une mare rose pâle, toute seule et couverte de honte. Mes clignements d'yeux me font contempler le désastre et vérifier le départ définitif de l'espion au bout du rayon.

—Merde... je raccroche Juju, j'ai fait tomber un truc. À samedi.

Je redresse la bouteille, songeuse. C'était lui ? Ou je deviens parano ? Se mettrait-il à me suivre ? Un peu catastrophée, je me précipite vers les caisses où le gérant parle à l'étudiante qui attend les derniers clients derrière son tapis. Mon rouge honteux et mon empressement font vite comprendre au patron que je mérite son attention. Je me confonds en excuse et vais lui montrer la flaque aux odeurs de rose chimique. Tandis qu'il contacte un certain Marc dans son talkie-walkie, je me sens peu rassurée, craignant que Mike Renard ait bien eu en tête de me suivre dans la rue. Ce serait monter d'un cran dans l'échelle du stalker angoissant. Je reviens avec le gérant à la caisse, avec mon nouveau pot, prête à le payer deux fois. Soudain, je me dis que l'occasion est belle pour vérifier si Mike passe souvent ici. Car cela signifierait qu'il était sans doute là par hasard. Et je suis de plus en plus sûre que c'était lui. Par chance, ce petit magasin permet de rester dans des rapports humains de qualité.

—Dites, monsieur, est-ce que vous avez dans vos habitués un gars dans la trentaine, cheveux courts, légère barbe, qui a des yeux bleus un peu spéciaux, électriques, vous voyez ?

—Euh... vous parlez de monsieur Renard ?

—Oui c'est ça, Mikael Renard, c'est un photographe. J'allais souvent voir ses expos et puis... il a arrêté, subitement, et je ne sais pas pourquoi. On m'a dit qu'il vivait tout près de la Grand Place et j'aurais aimé le croiser pour lui poser la question.

Combien de mensonges vas-tu encore devoir inventer, Corinne ? Ce mec me rend vraiment bizarre, à la fin ! En tout cas, le responsable répond sans y voir d'inconvénients et ça me donne de l'espoir.

—Oui, c'est un client régulier, depuis au moins... un an. Je ne savais pas qu'il faisait de la photo ! Il discute peu quand il vient et... vous savez, je pense qu'il n'a pas eu la vie facile.

—Pourquoi ? rebondis-je avec une vive curiosité.

L'homme soupire en rejoignant l'étudiante, pendant que je pose sur le tapis mes produits.

—Il vient toujours quand il y a peu de monde, il a souvent l'air triste ou maussade et sa démarche est toujours... comment dire ? On dirait qu'il vit dans une bulle à un autre rythme que nous, plus lent. Il se blesse souvent, je l'ai vu plusieurs fois avec une béquille ou une canne. Il va de nouveau bien, et puis un mois plus tard, on le retrouve avec un nouvel appui. Bref, je ne sais pas s'il serait disposé à vous répondre, mais essayez de passer peut-être jeudi matin, vers dix heures.

—Vous essayez de joindre un de nos clients ? demande la jeune fille. Je peux prendre un message, si vous voulez.

—C'est pour monsieur Renard, précise son chef, il vient environ deux fois par semaine ici. Tu vois qui c'est ?

Elle glousse en rosissant.

—Ah oui, je vois très bien ce bel homme taciturne ! C'est ballot, je l'ai encaissé il y a cinq minutes. Laissez-moi un message et je le lui remettrai quand il reviendra.

Donc, il était bien là, mais pas parce que je m'y trouvais. Visiblement, il a même filé après m'avoir vue, ce qui ne lui ressemble pas, d'après le gérant. Pourquoi tant se cacher ? Il semblait plein d'assurance dimanche et, maintenant, il se taille sans même s'excuser de m'avoir fait peur. Ce type est tellement tordu. Et cette histoire de blessures... aurait-il un mauvais équilibre ? De la poisse ? Des os fragiles ? C'est décidé, je veux savoir !

—Non merci, je vais repasser jeudi, j'espère que je le verrai.

Mais je sais très bien que je vais le revoir. Et quand. Et surtout où.

Cher Renard,

Vous m'avez invitée à vous faire manger chez moi, ce qui est déjà assez loufoque en soi. Si vous me garantissez la venue de votre fille, c'est oui. Je serai aussi accompagnée d'amies, alors veillez à bien vous tenir. Samedi soir, vers dix-neuf heures, car je travaille jusque dix-huit, l'horaire est non négociable. Mais j'imagine que vous le savez déjà, vu que vous me regardez quand je rentre.

Et la prochaine fois que vos actions me poussent à un accident de parcours au beau milieu d'un supermarché, ce serait sympa de m'aider à ramasser ou au moins de vous excuser, au lieu de vous enfuir comme un voleur. Ne tentez pas de passer pour plus psychopathe que vous ne le paraissez déjà, Mike, j'ai eu ma dose d'espionnage et j'espère que ce souper vous persuadera d'employer des méthodes plus classiques pour m'approcher.

Ah pardon, j'ai oublié que je devais vous tutoyer comme un ami, maintenant ! Car c'est ainsi que je vous ai présenté à mes potes, vous comprenez, c'est tout de suite plus simple et admissible que « stalker mystérieux » ou « voyeur sans scrupule », alors gare à vos propos en leur présence. Et puis, j'ai encore du mal à dire « tu » à quelqu'un qui ne m'a pas trop mise en confiance.

Soyons donc clairs, Renard : ou vous vous dévoilez un peu plus à ce souper, ou bien je ne répondrai plus à aucune de vos tentatives de communication et j'envisagerai même un déménagement. On ne peut pas jouer les grands inconnus ténébreux et exiger derrière de la confiance et de l'amitié.

Au moins, vous êtes prévenu,

Caty

Je sais qu'il va tout faire pour éviter cette issue. J'espère le pousser à parler de lui. Nora n'a pas tout à fait tort, on doit être deux à jouer si je ne veux pas me faire bouffer dans cette histoire. Je garderai sous le coude quelques questions pour le déstabiliser, peut-être même devant sa gamine. T'as voulu jouer avec moi, le futé ? À mon tour...

Mon regard sur toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant