PARTIE 2 : Réelle - Chapitre 6 : Par le Judas (1)

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Corinne :

Ce soir, j'ai décidé de prendre le taureau par les cornes. Je ne peux pas m'engager sur la voie de la relation directe à l'aveugle. Cachée contre une colonne face au chocolatier, je guette la lettre glissée entre la gouttière et le mur, à côté de la boîte postale écarlate.

Écarlate, c'est bien ainsi que j'étais devenue à la lecture de sa dernière missive. Le ton était différent, je pense que c'est la première fois que j'ai eu un aperçu du vrai Renard. Visiblement, ma lettre lui a un peu secoué les puces et le cœur. Il y avait même écrit « SVP ne la jetez pas », ce qui était tentant, j'avoue.

« Chère Caty,

Je me vois navré de constater que nous n'avions pas la même vision des choses pendant nos échanges. Je ne l'ai pas fait pour vous nuire, inutile de vous affoler ou de contacter la police. Mais je ne veux pas que vous restiez sur cette image de moi. Il n'y a rien de calculé dans ma démarche, je n'ai juste pas très envie de vous montrer mon allure, et je peux même dire que je ne vous avais pas prévue. Mais je ne vais pas laisser votre imagination diabolique vous tourmenter plus longtemps. Aussi je vous propose ceci : une rencontre en terrain neutre. Pourrions-nous nous voir dimanche prochain, à midi, chez Augustin ? Je ne doute pas que nous possédions assez d'éléments l'un sur l'autre pour nous reconnaître.

Je ne vous prends pas du tout en pitié et sachez que vos mots résonnent en moi d'une façon qui ne peut pas vous traverser l'esprit. J'espère donc qu'on pourra se voir, j'aimerais bien mettre une voix sur ce coup de gueule reçu. Promis, Caty, mon but là-bas ne sera pas de vous toucher. Mais je suis persuadé que, contrairement à ce que vous dites, vous aurez plein de choses à me dire sur vous. Moi aussi je parlerai. Vous en saurez un peu plus sur moi, après cela. C'est bien ce que vous vouliez, non ?

J'ai hâte de recevoir votre réponse, hâte et peur à la fois,

Bise,

Renard »

Le ton plus amical et le contexte publique de la rencontre m'ont plutôt rassurée, mais le fait est qu'il s'agit d'une rencontre. Un premier échange direct, les premiers regards croisés. Ce n'est pas anodin, d'accrocher l'iris de l'autre, c'est une promesse sur laquelle les conversations en amont, épistolaires ou virtuelles, n'ont aucune emprise. Même si vous discutez avec quelqu'un depuis trois mois, trois ans, lorsque les premiers regards se croisent, un cap est franchi, celui de la transparence et du risque. L'œil transperce nos murs de défense avant même d'y être autorisé. Moi aussi j'ai peur, Renard. Et s'il cherchait les embrouilles ? Il faut vraiment que je...

Soudain, je vois une fillette retirer la lettre. Merde, ce n'est pas lui qui le fait ! Mais c'est sans doute sa fille... Peut-être va-t-elle m'aider ? Elle doit bien être au courant de quelque chose, si elle récupère tout le temps ces lettres étrangement postées. Je sors de ma cachette comme si je quittais la boutique de Galler et l'aborde avec un petit sourire bienveillant.

— Bonjour demoiselle, on poste une lettre ?

Sa longue chevelure brune et lisse fait place à un joli minois oblong, aux yeux en amande d'un bleu limpide. Elle hausse de fins sourcils très haut, mais répond à mon sourire.

— B'jour madame. Non, je la récepitionne. Euh, réceptionne !

Elle rit de sa propre erreur, je la sens nerveuse, mais suffisamment en confiance pour poursuivre.

— Comment fais-tu cela ? Tu la piques dans la boîte aux lettres ?

— Oh non, je vole rien du tout ! Elle était cachée derrière la gouttière.

Je croise les bras et affiche une mine perplexe qui la gêne. OK, le coup est bas, cependant il me faut prendre de l'avance sur l'approche de son père.

— Tu es sûre que tu as le droit de la prendre ? Peut-être était-ce pour une autre personne ?

— Non, je vous jure que c'est pour moi. Enfin, pour mon papa. Renard, c'est notre nom de famille, vous voyez ? dit-elle en montrant la lettre.

— D'accord, je te crois. Il est mignon, ton nom, et ton prénom alors ?

— Amélie !

Je me penche sans animosité vers la petiote : elle est adorable, on a presque envie d'ébouriffer ses cheveux dès qu'elle sourit.

— Ah, il est joli aussi, aussi joli que la demoiselle qui le porte. Et ton papa ? Je suppose qu'il vit tout près, si ça tombe, je l'ai déjà vu.

— Son vrai nom, c'est Mikaël, mais tout le monde l'appelle Mike. Mais ça m'étonnerait que vous le connaissez.

Je plonge droit dans cette brèche d'infos d'un air étonné.

— Ah bon ? C'est vrai que ça ne me dit rien. Comment peux-tu le deviner ? Il vient d'emménager ?

Son sourire s'efface un peu et elle baisse les yeux, comme si son aplomb s'envolait. Même ses lèvres marmonnent plus qu'autre chose, lasses d'en parler.

— Non, mais... il sort très peu. Et vous ? C'est quoi, votre nom ?

Un appel retentit dans sa poche. Elle sort précipitamment son smartphone et grimace.

— Oups, mon père doit s'inquiéter. Au revoir, euh...madame...

— Corinne Leclercq. On se recroisera ! À la prochaine, Amélie !

Tandis qu'elle s'encourt, je fais mine de m'éloigner, mais dévie au bout des arcades bâties sous les appartements. Je la vois entrer dans un immeuble en vitesse, j'évalue la distance, j'attends deux minutes... et je me lance. Une fois devant l'entrée, je parcours les sonnettes. Carmen Vicaro Sanchez, Helen Wells, J.-L. Soyers, N. Firkin... Ah ! Bingo ! « M. Renard ». Alors il vit sur la place ? Et sa ravissante petite qui m'a fourni son prénom, je crois rêver ! Je comprends mieux pourquoi Renard, enfin Mikaël, disait que c'était une sorte de cousin. Il a juste mis son nom de famille, quelle imagination ! 

Mon regard sur toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant