L'École d'Eltem- {T1} - Terminé

Chapitre 69

Isaak.

Les conversations profondes qui avaient lieu autour de moi ne semblaient pas m'atteindre. Les mots résonnaient sans faire écho, entrant dans une oreille pour ressortir presque aussi vite de l'autre. J'étais inhibé. A tel point que Ronn dût me donner un coup de coude amical pour me faire redescendre.

- Tu ne manges pas ? Me demanda-t-il.

Je secouai la tête et clignai des yeux rapidement pour me remettre quelques neurones en place avant de me tourner vers lui.

- Pardon ? Fis-je.

- Ton assiette, elle est encore pleine, me fit-il remarquer.

Je dirigeai mon regard devant moi et constatai que mon bout de viande avait a peine était touché.

- J'ai pas faim, répondis-je en redressant mon visage.

Ronn n'insista pas, et pendant qu'il se contentait de me donner quelques tapes réconfortantes sur le dos, mon regard s'accrocha presque automatiquement a la table d'en face. Je parcourus le groupe du regard et dès l'instant ou je remarquai l'absence de Shae, mon esprit retrouva son imperméabilité face a l'activité autour de moi. Le brouhaha habituel du réfectoire se transforma petit a petit en un son déformé, où les voix paraissaient de plus en plus lointaines et où les mots ne donnaient plus de sens. Ma vision se déforma pour ne laisser place qu'a des corps flous, lents et brouillés par leur geste. La seule chose qui avait du sens était la chaise vide que mes yeux ne voulaient pas quitter. Cette vielle chaise en bois calée entre Kael et Ellison en face de moi. C'était la deuxième fois qu'elle ne descendait pas manger. Pourtant elle savait que manger était important, j'arrêtais pas de lui répéter pendant les entrainements.

Mon esprit rejouait la scène d'il y a deux jours, encore et encore, sans cesse, sans pause, sans se fatiguer, ce qui finissait par m'achever, moi, de fatigue. J'avais beau essayer de reprendre le contrôle, c'était comme si une partie de moi s'était décuplée et avait pris toute la persévérance de ce monde pour m'obliger a être spectateur de ma propre connerie, indéfiniment. Au plus les heures passaient, au plus ce souvenir répétitif me laissait largué.

Si je pouvais seulement parler a Shae, la voir, pour lui expliquer, lui dire, lui avouer comment je me sentais. Il suffisait de faire quelques pas et de monter un escalier. Il suffisait.

Le regard glacial de Kael rencontra le mien et même si nous étions a plusieurs mètres l'un de l'autre, l'air s'était subitement chargé en électricité. Je fus violemment ramené a la réalité, mes sens reprirent leur fonction et la cacophonie grimpa en puissance, m'agressant. Tout bougea très vite, Kael se leva, et s'en alla avant de me lancer un dernier regard venimeux. Je le regardai quitter le réfectoire avant de me renfoncer dans ma chaise. J'attrapai mon verre d'eau et bus d'une traite tout ce qu'il contenait. Puis, je fermai les yeux quelques secondes, le temps de vider mon esprit de ses images incessantes. Quand je les rouvris, la plupart des élèves avaient disparus et mes voisins de tables aussi. Un silence régnait dans la salle, ou presque. Une respiration calme et posée soufflait a côté de moi, de manière presque imperceptible.

- Isaak, intercepta Elonora de sa voix douce.

- Je sais, je sais ce que tu vas me dire, répliquai-je.

Je sentis Elonora se mouvoir, son parfum emplit agréablement l'air que je respirais et se déplaça en même temps qu'elle. Une chaise a ma gauche racla le vieux parquet. Une silhouette s'y assis, puis croisa ses jambes. Je pris une grande inspiration, lasse. Je pouvais discerner la chevelure grisonnante de ma garante du coin des yeux. Je continuais de détourner le regard pour lui cacher les émotions qui me traversaient. Nous étions seuls a présent, la nuit était tombée depuis longtemps et le réfectoire était plongé dans une pénombre opaque. Je sentis le souffle d'Elonora, elle souleva son bras et vint déposer sa main sur mon avant-bras avant de remonter vers mon visage. Sa paume chaude se posa sur ma joue et dans un geste débordant d'affection son pouce vint me caresser le haut de la pommette. Je pressai un peu plus ma tête contre le creux de sa main. Je savais ce qu'elle s'apprêtait a faire, c'est pour cela que je la retirai presque aussitôt.

- Je ne veux pas que tu le fasses, l'informai-je.

Elonora qui avait toujours sa main suspendue dans le vide ramena son bras vers elle et le déposa sur ses genoux comme a son habitude.

- Pourquoi ? Souffla-t-elle.

Je me décidai enfin a tourner la tête vers elle, son regard brillant a travers l'obscurité croisa le mien.

- Parce que sinon je n'apprends pas.

- Et qu'est-ce que tu n'apprends pas au juste ? M'interrogea Elonora en se penchant un peu plus vers moi.

Je me laissais bercer par son regard qui pouvait avoir autant d'effet que son touché.

- A ne pas refaire la même chose.

- C'est-à-dire ?

- Nier. Refouler et rejeter.

- Je vois...

Un silence gonfla. Elonora réfléchissait.

- Est-ce que il y a une solution d'après toi ? Demanda-t-elle.

- Plus d'une, soufflai-je.

- Et qu'est-ce qui t'empêche de les faire ?

- Mes insécurités, la crainte, l'instabilité qui m'habite depuis le début.

Elonora prit une longue inspiration équivoque.

- Je crois que tu devrais quand même essayer.

- Je sais, c'est pour ça que je t'ai dit que je savais ce que tu allais me dire, expliquai-je.

Un nouveau silence s'immisça pendant que la femme a mes côtés tentait de trouver les mots.

- Ou fó*, dit-elle alors.

- Tracte**, soufflai-je en me passant les mains sur le visage.

Elonora soupira avant de se lever et tout en s'éloignant passa une dernière fois sa main sur mon bras avant de la remonter jusque ma nuque. Je la laissai user de ses capacités malgré moi. Une onde de chaleur irradia tout le long de ma colonne vertébrale avant de se propager dans tout mon corps. Une vague de soulagement me submergea alors, me laissant entièrement anesthésié face a mes pensées préoccupées.

- Selemat Malam***, chuchota Elonora en quittant la pièce.

La cadence de ses pas finit par s'estomper avant de définitivement disparaitre. J'étais a présent seul, seul dans cette pièce et seul a l'intérieur de ma tête. Et, je devais faire un choix. Agir comme me le conseillait ma tutrice ou nier comme a mon habitude.

Quand je me levai des minutes plus tard, j'avais la réponse. 

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*Ou fó: "Tu es fort" ( prononcé: "Ou fow")

** Tracte: "J'essaye" ( prononcé: "Tracté" avec un roulement du "R" et le "é" qui est prononcé qu'a moitié comme si il s'effaçait a la fin du mot)

*** Selemat Malam: "Bonne nuit" ( prononcé: "Sélémat Malam" en prononçant bien le "t" et en s'arrêtant bien au "m", pas de "e")