Chapitre 86

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L'île de Yukiryû, sur laquelle nous étions accosté, était une île hivernale assimilée au territoire du Yonko qui me servait de capitaine. Elle était parsemée de montagnes plus ou moins hautes et de parties boisées qui, à ma connaissance, étaient totalement désertes de population, rendant ce pan de terre à la fois assez accueillant pour les téméraires qu'étaient mes nakamas et assez inhospitalier pour éviter des visites surprise. Un lieu parfait pour un séjour de répit.

La nuit était tombée. J'avais suivi mon père et son compagnon parmi les arbres s'étendant à quelques mètres du rivage. Nous nous étions introduits dans la forêt assez profondément pour que je ne puisse plus voir le Red Force ou entendre le léger clapotis des vagues. Après un laps de temps, nous avions rejoint ce qui semblait être une clairière recouverte de neige dans laquelle se trouvait les restes d'un feu de camp entourés de plusieurs troncs d'arbres couchés horizontalement sur la poudreuse. Je devinais à présent où ces deux-là avaient élus domicile durant ces derniers jours et pourquoi je ne les avais pas vu depuis mon réveil.

Je n'avais pas prononcé un mot de tout le trajet et je ne desserrais pas davantage les lèvres en arrivant à leur camp de fortune. Je me contentai de m'avancer sans leur prêter attention et de ranimer le feu en utilisant les capacités de mon fruit du Démon. Cela faisait longtemps que je n'avais pas utilisé ma Fire Wave ou une autre technique, et je devais bien reconnaître que cela m'avait réellement manqué.

Tandis que je m'occupais du feu, j'avais aperçu du coin de l'œil Kuzan s'asseoir sur l'un des rondins de bois. Aucune parole ne fût dite. L'atmosphère s'alourdissait de plus en plus, au point que Every, malgré le masque d'impassibilité qui le caractérisait tant, trouva le moyen de s'échapper de la situation en prétextant aller chasser le repas, nous laissant, moi et mon père, seuls.

Quelques secondes, semblants interminables, passèrent. Le crépitement du bois s'entendait parfaitement. Je lançai un regard vers mon père. À travers ses lunettes rondes, il contemplait le feu, mais je pouvais savoir par son léger froncement de sourcils qu'il n'était pas paisible. Il y avait de quoi. En le regardant, j'eus un pincement au cœur. Lui qui pourtant ne me cachait jamais rien, faisant tout ce qu'il fallait pour me mettre à l'aise et nous faire rire tous les deux... Je n'aurai jamais cru que nous en arriverions là un jour... À une conversation sensible, avec ce sentiment de trahison que j'avais dans le cœur et que je pensais ne jamais éprouver à son égard.

Après l'avoir longuement observé, je finis par m'asseoir sur un rondin à sa gauche. Il ne bougea pas d'un cheveu. Après une légère hésitation, je me risquai à prendre la parole.

- Je vois que Every et toi... Enfin... Vous semblez bien vous entendre.
- Hm ? Ah oui... C'est un garçon cool.

De simples paroles, puis nous retombions dans un profond silence. Tout en contemplant le mouvement envoûtant des flammes, des pensées, des mots, des sentiments repassaient dans ma tête, tournant de nombreuses manières cette question qui me hantait depuis trop longtemps à mes yeux. Je finis par pousser un soupir. Je n'allais pas attendre davantage. Je savais que mon père ne lancerait jamais le sujet qui fâche, surtout si il se sentait coupable. J'étais la seule à pouvoir le faire. En prenant mon courage dans une grande inspiration, je me tournai vers mon paternel en m'exclamant :

- J'ai besoin de savoir. Est-ce que c'est vrai ? Est-ce que Gyn est ma mère ?

Mon cœur pulsait violemment dans ma poitrine. Des infimes frissons traversaient ma colonne vertébrale. Cette fameuse question... Me tourmentait, me torturait l'esprit depuis ma conversation avec Sakazuki. Je pensais... Non, je voulais penser que cette révélation n'était destinée qu'à me déstabiliser, à rompre mon équilibre mental alors faible pour pouvoir m'arracher plus facilement des informations sur mon capitaine, mon équipage ou pourquoi pas sur les révolutionnaires, mais j'avais beau essayer de me convaincre... Sakazuki avait eu une lueur de sincerité dans le regard... Et je priai pour qu'elle soit factice. Je préférai un bon acteur à une vérité comme celle-ci.

À la lumière du feu qu'il ne quittait pas du regard, mon père, presque imperceptiblement, hocha la tête deux fois.

Mon sang se glaça dans mes veines. Mon corps se tendit brutalement. Tout à coup, une douleur brûla en moi, une douleur intense, inarrêtable, insupportable. J'avais l'impression que mon cœur venait de m'être arraché. Je sentis des larmes picoter mes yeux, mais elles ne coulèrent pas.  Je n'arrivais pas à bouger, j'étais comme immobilisée.

Alors, c'était vrai... Sans le savoir... Sans m'en rendre compte... J'avais tué ma mère.

Une main vint se poser sur mon épaule, me faisant sortir de mon choc dans un sursaut, tandis qu'Every déclarait :

- Ce qui est fait est fait. Tu peux culpabiliser, te haïr pour ce que tu as fait, mais tu ne pourras jamais revenir en arrière.

Le jeune homme me lâcha et se détourna. Tout en traînant ce qui semblait être la carcasse d'un renne, il s'approcha du feu et y laissa tomber la bête.

- Tu l'as tué, et elle ne t'en aurait pas voulu. Alors détends-toi et évite de clamser à ton tour.

Sans me jeter un regard, il se pencha sur l'animal. Il fit apparaître au bout de ses doigts des griffes de plomb affûtées et commença à entreprendre le dépeçage, me faisant détourner le regard.

Tandis qu'il se salissait les mains, je méditais les paroles qu'il venait de m'adresser. Bien que ses dires avaient été crus, ils avaient pour intention de soulager mon cœur, ce qui m'étonnait de la part de ce tueur-né. Lui qui avait essayé de me tuer et qui avait failli y parvenir, voilà qu'il se mettait à me consoler ? C'était trop décousu. Il y avait quelque chose derrière tout ça, quelque chose qui expliquerait également son comportement durant la bataille de mon exécution et son comportement semblant si amical envers mon père.
En fronçant les sourcils, je reposai mes yeux sur lui tout en ignorant le travail sanglant qu'il était en train d'accomplir.

- Tu en sais plus que tu ne le laisses paraître. Crache le morceau.
- Ta mère et moi travaillions ensemble. Rien de plus.
- Un tueur comme toi qui se contente d'être sous les ordres d'une pirate ? Et qui agit comme tu l'as fait ? Tu crois vraiment que je vais gober ça ?

Mon interlocuteur s'arrêta un instant dans son acte. Il abaissa sa main et se détourna de l'animal pour me jeter un regard à travers ses lunettes. Son expression facile ne trahissait rien, comme d'habitude, et pourtant, sa mâchoire était légèrement raidie à présent.

- Qu'est ce que tu veux savoir, Akoya D. Isiris ?
- Tout. Raconte-moi tout ce que tu sais sur elle. Sur ma mère.

Tout en étant aussi directe et autoritaire que possible dans mes paroles, je sentis une soudaine tension à ma droite. En tournant la tête, je remarqua que les traits de mon père s'étaient tendus, et lui-même fixait le jeune homme avec attention. Je le connaissais assez bien pour savoir que, comme moi, il était bouleversé, que comme moi il voulait désespérément savoir, bien que son visage ne traduisait aucune de ces émotions. Je me décollai de mon rondin pour venir s'asseoir sur le sien. Je posai ma main sur la sienne. Il baissa la tête dans ma direction et nous échangeâmes un maigre sourire d'encouragement.

- Every... Vas-y.
- C'est ton dernier mot ?
- On doit savoir.
- Ne viens pas te plaindre après.

Une Question de Justice [One Piece]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant