Call Me Monster

Chapitre 11 - Richard

Richard — Naissance de Jacob

En ce soir d'été, je rabats mon capuchon, sors de la voiture avec l'enfant tout juste né dans les bras, puis m'enfonce dans les bois sombres. Le garçon, encore couvert de sang, ne cesse de crier. Un fils né sous la centenaire Lune rouge est un cadeau des forces maléfiques. Un héritier digne de ce nom. Le démon qui va lui être attribué ne sera que plus puissant.

Les branches craquent sous mes pieds alors que je m'active pour rejoindre le pentagramme. Au milieu de cette forêt noire, le symbole de Dionyssan est dessiné au sang de chèvre avec à chaque pointe de l'étoile, une bougie rouge à la flamme dansante. Galvanisé, j'inspire l'air à l'odeur légèrement soufrée. Les esprits sont déjà réunis, les ombres sont partout.

Depuis la nuit des temps, les garçons nés Natan doivent devenir des serviteurs du roi démon afin de perpétuer le pacte entre notre ancêtre et Dionyssan. Ce serment scellé dans le feu au prix du sang et de la souffrance est indéfectible. Les ténèbres nous offrent protection et pouvoir, et en échange, nous nous assurons de perpétrer leur règne sur les hommes. À mon image, j'espère que ce fils saura retenir l'attention du roi des ténèbres, afin d'apporter gloire et honneur à notre lignée. J'ai un bon pressentiment. Ma voix intérieure m'assure que le Maître aimera particulièrement cette jeune âme.

Je m'avance dans le cercle et dépose l'enfant dans son linge au milieu du symbole. Un de mes serviteurs m'apporte un bol avec le sang de l'animal sacrifié encore chaud. J'y trempe mon pouce, puis dessine une croix inversée sur le front du nouveau-né. Aussitôt, un vent glacial souffle et fait hurler un peu plus le bébé. Pour finir de compléter le rituel, je récite une phrase en latin. En réponse, les éléments se déchaînent pour annoncer l'arrivée de notre souverain. Avec un profond respect, je recule et m'incline à genoux, la tête baissée.

— Lorsque les lumières s'assombrissent..., commence la voix sombre.

— Les bonnes intentions flétrissent.

— Richard Natan. Je vois que tu m'as amené ton fils.

— J'espère qu'il sera à votre goût, Maître.

Un rire sardonique s'échappe du corps fumant.

— Et dans le cas contraire ? Serais-tu prêt à le sacrifier comme la chèvre pendue à l'arbre ?

— Si cet enfant n'a pas les capacités pour vous servir mon seigneur, alors il ne mérite pas de respirer plus longtemps.

Un rictus machiavélique se dresse sur le visage brumeux. Me serais-je trompé ? Ce fils serait-il un faible ? Non, c'est impossible.

— Il est en très bonne forme. Je sens en lui un pouvoir puissant et une grande destinée.

Le corps immatériel tourne autour du nouveau-né qui continue de hurler.

— Mon enfant, tu n'auras pas à tuer ce soir. Le garçon que tu m'apportes sera pour sûr le plus redoutable de mes serviteurs. Bien plus puissant que tu ne l'es, c'est dire ! Je ne regrette pas d'avoir placé mes espoirs en ta lignée, Richard.

Plus puissant que moi ? Un pique acide parcourt mes veines, mais je réponds avec docilité.

— Vous m'honorez, Maître.

— Je peux déjà l'apercevoir adulte, répandre la peur et l'ombre sur la terre.

— Je l'éduquerai en ce sens, continué-je.

— Ne sois pas jaloux de ton descendant, Richard, se moque-t-il. Tu restes un de mes meilleurs cavaliers. Mais cet enfant à quelque chose en plus. Le mal en lui est ancré très profondément.

— Veuillez pardonner mes égarements, mon seigneur. Mon envie de vous satisfaire dépasse n'importe quel sentiment personnel.

— Je n'en doute pas. Tu sais ce qui arrive à ceux qui osent se retourner contre moi.

⸻ Jamais je n'oserai, mon seigneur !

Un silence de quelques secondes plane avant qu'il ne reprenne la parole.

⸻ Je sais déjà lequel de mes démons je vais lier à son âme. Il sera servi par l'un de mes plus puissants incubes.

— Un incube, maître ?

Dans la hiérarchie des démons, il n'y a pas plus haut que les incubes. Fils directs de Dionyssan, ils sont les créatures les plus sombres et les plus incontrôlables qu'il puisse exister. Bras droit de leur père, ils règnent en maître sur les autres. À l'image de notre roi, ils sont destructeurs, puissants, d'une magnificence sans égale. À ma connaissance, ils n'ont aucun point faible.

— Remettrais-tu en doute mon jugement ?

— Au grand jamais, Maître ! Simplement, j'espère avoir les capacités pour éduquer un monstre si puissant...

— Ton fils saura dompter la bête en lui. Une fois leurs âmes mélangées, ils formeront l'une des plus belles créatures qu'il m'ait été donné de créer.

— Si tel est votre souhait, mon Seigneur. Je prendrais soin de votre œuvre.

L'ombre se met alors à tourner autour du petit corps frêle. Dans quelques minutes, ils seront liés pour l'éternité et ce nouveau-né que j'apportais, fier, deviendra plus puissant que moi. Un pentagramme gravé dans sa chair apparait sur la peau fine du ventre du nourrisson. Les cris de l'enfant retentissent de plus en plus. L'air devient brûlant. Les ombres s'agitent alors que le maître des ténèbres récite sa tirade. Tout va très vite. La terre gronde et un gouffre reliant directement l'Enfer à la Terre se creuse. Un corps sombre et brumeux s'en échappe avant que le trou ne se referme et vient se placer juste au-dessus du fils prodige. Avec lenteur, il pénètre sa poitrine, accompagné de chants lyriques. Un cri. Un coup de tonnerre. Une bourrasque soufrée. Puis, plus rien. Le bébé est devenu silencieux, le vent s'est radouci, toute trace du monde noir a disparu. Pourtant, la présence du Maître se fait ressentir. Les démons peuvent se fondre partout, c'est ce qui procure chez leur proie la peur la plus cruelle. Avoir conscience d'être poursuivi sans pour autant voir son prédateur. Il y a de quoi devenir fou.

Quelque peu tremblant, je relève la tête vers Jacob. À l'affût du moindre mouvement, je décolle mon genou de terre et m'avance vers le centre du symbole, maintenant disparu. Contrairement à tout à l'heure, le nourrisson dort avec une respiration calme. Son visage est paisible, ses traits doux, presque angéliques. Qui se douterait qu'une des pires créatures habite désormais le petit corps ?

— Ne me déçois pas, Richard, murmure-t-il. La puissance de ton fils n'est rien comparée à ma colère.

L'avertissement est clair, net. Cela ne laisse aucune place à la négociation ni même à l'erreur. Je prends le bébé dans mes bras et retourne à la voiture qui m'attend à la lisière de la forêt. Une fois à l'intérieur, je songe. Le maître que je sers depuis des décennies vient de me condamner à être l'esclave de mon propre fils. Je pensais à un démon puissant, mais un incube ? De mémoire, aucun Natan n'a jamais été lié à un être aussi phénoménal. Qu'a-t-il de si différent des autres ? De si différent de moi ? Après toutes ces années de servitude et de chaos, une part de moi se sent trahie. Comment élever un enfant en sachant qu'un jour, il vous volera tout ce pour quoi vous avez saigné ?