Rachele
⸻ La peinture que vous voyez là nous a été prêtée par l'institut de Détroit à l'occasion de notre exposition sur les légendes européennes. Il s'agit de l'œuvre du célèbre peintre Johann Heinrich Füssli : Le Cauchemar. Elle a été peinte à l'huile. Les interprétations sont multiples, mais dans toutes, on retrouve l'idée d'incube, créature aussi appelée cauchemar. Assis sur le torse de sa victime, il symbolise tour à tour la peur, les instincts sexuels, la paralysie du sommeil. Le nom « incube » vient du latin « incubus » qui signifie « couché sur ».
J'explique brièvement les anecdotes à propos de cette peinture en maîtrisant ma voix pour en masquer l'inquiétude. Je plaque un sourire faux sur mon visage et invite les visiteurs à profiter de l'exposition. Leur attention détournée, j'en profite pour jeter un œil à mon téléphone. Toujours rien. Mon rythme cardiaque redouble d'intensité. Ça va faire trois heures que j'ai laissé Jacob dans cette ruelle et je n'ai toujours aucune nouvelle de lui. Il paraissait souffrir atrocement lorsque cet homme est intervenu. Il semblait dans une autre dimension, mes paroles n'avaient aucun effet sur lui. Cela dit, quand je suis revenue cinq minutes après pour voir comment il allait, les deux avaient disparu. J'ai eu beau l'appeler, le harceler de textos, aucun n'a été lu. Est-il en colère parce que je l'ai laissé seul ? A-t-il eu un problème de santé ? A-t-il pris de la drogue comme la dernière fois ? Si jamais il lui est arrivé quelque chose, je ne pourrais pas me le pardonner. Jacob a beau être ce qu'il est, je ne peux pas le traiter comme un étranger ni même comme un criminel lambda. Pas alors que son absence me torture.
⸻ Vous semblez bien inquiète.
Surprise, je sursaute en entendant la voix féminine qui s'adresse à moi.
⸻ Veuillez m'excuser, je pensais à autre chose.
À cause de ma vie personnelle, j'ai accumulé les erreurs depuis une semaine, me faire remarquer par les clients signerait mon renvoi immédiat. Je n'ai pas vraiment besoin de ça alors que je suis à deux doigts du craquage mental.
La femme me sourit et me lance un regard sceptique avant de se reconcentrer sur le tableau de Füssli. Grande, fine, elle est la définition même de la beauté et de l'élégance. Sa longue robe s'adapte parfaitement à son corps athlétique. Ses cheveux blancs forment une cascade le long de son dos. Ses traits semblent avoir été dessinés par un maître en art et ses yeux noirs laissent entrevoir son intelligence. Quant à ses ongles gris, ils sont manucurés et contrastent avec sa peau.
⸻ Savez-vous que tous les enfants nés d'une mère humaine et d'un père incube sont des êtres d'exception avec des destinées uniques ? m'informe-t-elle. Beaucoup ne le savent pas, mais Merlin l'enchanteur lui-même serait le fils d'un incube. Certains prétendent même que les Huns, l'empereur Auguste, Platon et la belle Mélusine sont des enfants nés de ces êtres mystiques.
⸻ Vous semblez vous y connaître.
⸻ Il se pourrait que je m'y connaisse en effet. C'est pour ça que je suis capable de discerner la peur qui vous ronge. Viendrait-elle d'un homme ?
Étonnée par sa persévérance, je fronce les sourcils.
⸻ Excusez-moi, mais je ne pense pas que cela vous concerne.
Elle rit.
⸻ Oh, mon enfant, cela me concerne plus que tu ne le crois.
Consciente d'être face à une femme étrange, je retiens un tremblement. Quant au frisson qui dévale ma colonne vertébrale, il me somme de me méfier.
⸻ À en juger par vos traits fatigués et les palpitations de votre cœur, c'est un homme qui vous mène la vie dure.
Je m'apprête à répliquer, mais elle m'en empêche.
⸻ Laissez-moi vous donner un conseil. Un chasseur ne s'apprivoise pas, il se respecte. Fuir un monstre ne fait que développer son instinct de chasse. Si vous voulez vraiment qu'il vous tienne en estime, affrontez-le.
⸻ Je ne comprends pas ce que vous dites.
⸻ Si, vous comprenez. Et en ce moment même, vous pensez à celui qui fait battre votre cœur. Cessez d'avoir peur de futiles conséquences. Vous n'avez pas besoin de plaire aux autres, vous n'avez pas besoin de faire semblant. Vous allez devoir choisir entre vivre votre vie ou la subir.
⸻ Pourquoi vous me dites tout ça ?
⸻ Parce que je connais votre souffrance. Vous hésitez entre ce qu'il convient de faire et ce que vous voulez réellement. Les convenances ne sont qu'un ramassis d'idioties pour vous garder en constante frustration. Ainsi, vous êtes plus malléable. J'ai aimé un homme, mais notre amour était considéré comme impossible, c'est pour cela que nous avons tout arrêté. Depuis, je lutte pour être autre chose qu'une ombre. Ne faites pas la même erreur. Remords ou regrets ? Pour le savoir, écoutez votre cœur.
Paralysée par l'hébétude, je la regarde s'éloigner sans réussir à prononcer un mot. Mais qu'est-ce qu'il vient de se passer ? Comment cette femme a-t-elle pu voir aussi clairement en moi ? Est-ce que cela à un rapport avec le mauvais pressentiment qui m'écrase l'estomac ?
Alors que la visite se termine, je pars m'enfermer dans les vestiaires. Puis-je espérer, croire, en ces paroles ? Je ne sais même pas avec certitude ce que je ressens pour cet homme qui me hante sans arrêt. Une obsession malsaine ? Un amour dévorant ? L'un comme l'autre, ils sont ridicules.
Perdue, je laisse tomber ma tête entre mes mains et masse mon cuir chevelu. Je n'ai pas envie de rejouer Tristan et Iseult ni Roméo et Juliette, mais suis-je assez forte pour accepter Jacob tel qu'il est ? Puis-je vivre avec cette douleur qui ne s'éteint que lorsqu'il me touche ?
Tout à coup, je suis parcourue d'un intense frisson glacé. Ma sensation de mal-être s'envenime, mon instinct me hurle que quelque chose ne va pas. Incapable de rester assise à attendre, j'attrape mon téléphone de mes mains moites et appelle une énième fois Jacob. À nouveau je tombe sur son répondeur, mais plus les secondes passent et plus je ressens ma poitrine se tordre sous l'oppression. Désespérée, je tente un nouvel appel qui échoue comme tous les autres.
⸻ Mais tu vas répondre !
Tremblante, incapable de retenir les larmes qui assaillent mon visage, mon cerveau perd le fil de la réalité. Sans réfléchir, je me change, attrape mon sac et sors du musée. Les dernières lueurs du jour disparaissent alors que je m'enfonce dans la bouche du métro. Guidée par une force qui me pousse à rentrer chez moi, je cours pour être sûre de ne pas perdre une minute. Les trois stations sont une vraie torture. Je prie pour que mon instinct se trompe. Je supplie pour que ce sentiment ne soit que le début de la folie, que cette peur de le trouver blessé ne soit qu'un méchant rêve. Malgré moi, je ne peux retenir mes pleurs. Je n'ai aucune idée de ce qui m'arrive, mais les battements de mon cœur redoublent férocement. J'ai mal au ventre, ma respiration est chaotique.
Lorsque les portes du métro s'ouvrent enfin sur mon arrêt, j'appuie frénétiquement sur le bouton de la porte et je me mets à courir comme jamais. Le vent fouette mon visage, ma gorge me brûle. L'angoisse devenue peur se transforme petit à petit en terreur au fur et à mesure que je me rapproche de mon appartement. Je cours aussi vite que je le peux, comme si ma vie était en jeu. Ma respiration n'est plus qu'un mouvement douloureux, mes jambes me tiennent à peine et je manque de tomber dans les escaliers. Je me rattrape de justesse à la rampe et lorsqu'enfin je pénètre dans l'appartement, mon monde s'effondre. Alors que la porte se referme, je hurle à pleins poumons. Jacob est à terre, immobile, sa chemise couverte de sang frais.
Incapable de contrôler mes émotions, je jette mes affaires et me précipite sur l'homme que j'aime. Mon premier réflexe est de vérifier si son pouls bat toujours, mais je tremble tellement que je peine à détecter les faibles battements.
⸻ Jacob ! Pitié ne me fait pas ça ! Je t'en prie ! Jacob !
Mon cœur se déchire, je continue de pleurer en hurlant. Mon cerveau n'arrive plus à réfléchir correctement, mes mains sanguinolentes accentuent mes tremblements. Ma raison tente de percer la brume de souffrance dans laquelle est piégé mon esprit, mais aucune de mes réactions n'a de sens. Désespérée à l'idée qu'il ne se réveille pas, je le saisis par les épaules et le secoue en hurlant son nom.
⸻ Jacob !
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Call Me Monster
HorrorATTENTION ! Cette histoire contient du sexe et de la violence ! Âmes sensibles s'abstenir :) TOUS DROITS RÉSERVÉS. Cette histoire est soumise à un contrat et n'est en aucun cas libre de droit. La plagier est pénalement répréhensible. Le cerveau hu...