69. L'ombre de Madame Stricker

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« Demain soir, je sèche le latin alors ne te casse pas après l'anglais. On va traîner ensemble, c'est le début du printemps ! »

Aaron n'avait pas pour habitude de manquer les cours. Mais l'idée même du retour, prévu pour le lendemain, des hirondelles, des fleurs et du beau temps le poussait subitement à revoir ses priorités. Entre potasser une langue morte et fêter en amoureux l'équinoxe représentant le retour de la vitalité, son choix n'était pas difficile à faire, il succomberait aux charmes de la déesse Flore.

Pour Kilian par contre, cette invitation était quelque peu problématique. On était jeudi, et samedi aurait lieu la plus importante compétition d'escrime de l'année. Celle pour laquelle il s'était si durement entrainé ces dernières semaines. Il voulait profiter de son vendredi soir pour effectuer les derniers réglages avec Jean-Pierre, son maître d'armes, qui voyait en lui la relève et le futur du club, après la subite demande de mutation de Diégo en début d'année civile. L'ambiance électrique entre les deux sportifs n'était plus tenable, et voyant que le plus jeune ne lâcherait rien et qu'il avait aussi les moyens de le faire chanter, le plus âgé avait trouvé plus sage d'aller voir ailleurs. La présence étouffante de Cédric, qui ne manquait pas de venir faire un tour au club aussi souvent que possible, avait aussi pesé dans la balance.

« Ok, mais pas longtemps hein, faut que je m'entraine. Bisous n'amour ! »

Suite à leur conversation de la veille, Kilian n'avait pas abandonné son idée de surnom. Si Aaron ne voulait pas lui en donner un beau, lui ne se gênerait pas pour affubler son amoureux de tous les sobriquets les plus ridicules possibles, comme autant de marques naïves d'affection.

Le lendemain, à part une crise de nerfs inutile de la part de la prof d'anglais, qui ne supportait plus que ses élèves parlent la langue qu'elle enseignait comme des vaches espagnoles avec un fort accent belge, un flegme très britannique et une énergie bien méditerranéenne, tout s'était plutôt bien passé. Kilian avait naïvement demandé comment on disait « meuh » en anglais, ce qui fit exploser de rire toute la classe, à commencer par Martin qui voyait là une magnifique association d'idées. Il le signala discrètement à Aaron qui approuva complètement. Sans que le brun n'ait rejoint officiellement le trio inséparable - Yun-ah ne voulait pas entendre parler de cette éventualité - il fallait bien avouer que lui et Matthys passaient de plus en plus de temps à fréquenter la bande du blondinet, ce qui faisait d'eux un groupe assez soudé, à même de résister à Adrien et sa clique.

Juste après la belle engueulade, la cloche sonna et tous les élèves se précipitèrent vers la sortie, sauf les pauvres latinistes qui rangèrent leurs affaires lentement en bougonnant. Pour eux, la journée n'était pas finie. Pourtant, un étudiant semblait particulièrement joyeux et ne se dirigeait pas vers la cour de récréation pour profiter de la pause. La belle Coréenne lui demanda :

« Eh Aaron, tu fous quoi là ? On a latin après, te casse pas ! »

Avec un clin d'œil très expressif, il répondit :

« Pas pour moi ce soir, j'ai mieux à faire ! »

En effet, une autre activité l'attendait et rien au monde n'aurait pu le détourner de cette idée. Attrapant son petit ami par la manche, il le traina de force derrière le gymnase. À cette heure-ci le vendredi, il savait qu'ils ne risquaient pas de tomber sur qui que ce soit et qu'ils ne seraient donc pas dérangés. Mieux, l'orientation du soleil illuminait le petit carré d'herbe qui se trouvait là. Il n'y avait pas meilleur endroit dans tout le collège Voltaire pour flâner amoureusement.

« Sérieux, tu vas te faire engueuler pour avoir manqué le latin ! »

« Alors là, t'imagines même pas comment je m'en fous. Je suis premier de la classe large, j'aurai qu'à dire que je me sentais mal et que j'ai préféré rentrer chez moi. Ça va, au pire, je risque quoi, une heure de colle ? Mais une heure de colle pour passer cinq minutes rien qu'avec toi, c'est pas cher payé ! »

Ce qu'il aimaitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant